L'art libérateur
La semaine dernière, je prétendais que l'artiste avait cette particularité de pouvoir transformer notre désir en besoin. L'artiste est un ouvrier qui transforme la matière et en cela il n'est pas différent de n'importe quel travailleur. Qu'il participe de l'économie matérielle ou immatérielle.
Akseli Gallen-Kallela - Forging of the Sampo, 1893
Mais de tout temps, les penseurs de l'économie et de la société ont eut bien du mal à appréhender la nature véritable du travail de l'artiste. Créateur de l'unique, en marge du système marchand mais s'y frottant nécessairement, il n'a évidemment pas de patron, mais pas vraiment de client non plus. À tout le moins pas au même sens que l'avocat ou le plombier.
Dans la perspective de Marx, le travail est une marchandise particulière en ce qu'elle permet au propriétaire des moyens de production de créer du profit (la plus-value). En cela, il ne s'oppose pas aux grands penseurs du libéralisme. Et dans la perspective de l'économie du savoir qui est la nôtre, elle est toujours actuelle. Marx ajoute que le travailleur, en cédant au capitaliste (le propriétaire des moyens de production) cette plus-value, est exploité. Cette exploitation conduit à son aliénation au système capitalisme, au sens propre: dépossédé, il est soumis au processus de production capitaliste.
Une des conséquences de cette analyse est que le travailleur, dans le système de Marx, se trouve dépourvu de son pouvoir créateur. Pour caricaturer grossièrement, il est une machine à produire au même sens que les véritables machines-outils.
Du coup, dans sa vision romantique, Marx place l'artiste dans une sphère privilégiée: celle de la liberté de la création. L'artiste n'est pas soumis à un processus de production capitaliste ordinaire - il situe son activité dans la marge de ce processus. L'artiste permet alors à l'ouvrier de "rêver," sinon d'espérer, de se sortir de sa condition d'aliéné pour recouvrer sa liberté créatrice (celle de l'artisan, du paysan, etc.).
Rétrospectivement, 150 ans plus tard, cette image d'Épinal de l'artiste et de l'ouvrier porte à sourire. Elle jette, en revanche, un éclairage intéressant sur la nature du travail de l'artiste.
D'une part, il y a une spécificité à ce travail, qui s'oppose à celle de l'ouvrier. L'acte créateur, bien qu'il soit extérieurement similaire à l'acte productif (transformation de la matière, de l'objet, en un nouvel objet) a ceci de particulier que l'artiste est maître de son émanation. Pour reprendre la terminologie de la causalité d'Aristote (Physique, II, 3, 194b), l'artiste permet de passer de la puissance à l'acte: la statue (exemple classique d'Aristote) est en puissance dans le bloc de marbre; le sculpteur l'actualise en lui donnant forme. La puissance représente en ce sens un infini de possibles: il y a d'innombrables sculptures en puissance dans le bloc de marbre, mais une seule est actualisée par l'artiste. Là est la spécificité du travail de l'artiste par rapport à celui de l'ouvrier: la liberté d'actualisation - donc la créativité.
Bien plus, puisque l'analyse de Marx est sociologique et économique, le contexte social et technologique de cette création est primordiale. Ainsi, il écrit:
Achille est-il compatible avec la poudre et le plomb? Ou même l'Iliade avec la presse ou mieux encore la machine à imprimer? Est-ce que le chant et la récitation, est-ce que la Muse ne disparaissent pas nécessairement devant la presse à bras, est-ce que ne s'évanouissent donc pas des conditions nécessaires à la poésie épique? (Marx 1857, p.176)
Il y a donc des déterminants socio-historiques à l'acte créateur. Cette idée est forte: l'œuvre créée revêt non seulement une réalité formelle, concrète, qui est déterminée par la technologie et le complexe discursif dans lequel l'artiste est historiquement situé, mais bien plus, la possibilité de l'œuvre est déterminée de la même manière. Le discours de l'œuvre serait, au final, technologiquement déterminé.
Une deuxième spécificité du processus de production artistique en est la conséquence: contrairement au produit du travail de l'ouvrier, l'art se légitimise lui-même. La marchandise produite par le processus capitaliste trouve sa légitimité sociale et économique sur le marché. Tout produit qui ne trouve pas un acheteur sur le marché n'est pas, par définition, une marchandise. Il est exclu du système marchand.
A contrario, l'œuvre d'art trouve sa légitimité en elle-même, qu'elle se transforme en marchandise ou non. J'ai souvent utilisé dans cette chronique le principe selon lequel il y a de l'art lorsque nous (la "société") décidons qu'il y a de l'art. Mais il y a aussi de l'art lorsque l'artiste décide qu'il y a de l'art, nonobstant la bénédiction qu'il reçoit ou non de la part de ses pairs, du marché de l'art ou des institutions officielles. Cette caractéristique quasi mystique du statut de l'artiste est, là aussi, très romantique et datée. Pourtant, elle perdure jusqu'à aujourd'hui....
Ce qui nous mène à une troisième spécificité du processus de production artistique, son impact dans la sphère publique: les œuvres ont un impact sur les spectateurs qui vivent une expérience esthétique:
L'objet d'art - comme tout autre produit - crée un public apte à comprendre l'art et à jouir de la beauté. La production ne produit donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l'objet. (Marx 1857, p.158)
L'artiste aurait ainsi un pouvoir quasi transcendantal sur la matière: celle de produire un sujet pour cet objet. On retourne donc, ici, au pouvoir libérateur de l'œuvre, ce qui ferait "rêver," selon Marx, l'ouvrier: la capacité de l'art à ramener l'Homme à sa nature profonde, libre et créative.
Dans l'économie postindustrielle que nous connaissons, cette triple vision semble soudainement prendre un sens nouveau. L'ère du postfordisme ne valorise-t-elle pas cet acte créateur, cette puissance d'actualisation de tous les individus dans la sphère de production économique? Serions-nous tous devenus des artistes?
Loin s'en faut. Mais il est clair à mon sens que le dépassement du capitalisme que souhaitait Marx (peu importe, ici, la lutte des classes et la nécessité de la révolution) se réalise peu à peu. Les nœuds de contrôle de la production sont de plus en plus diffus, dans les grandes organisations autant que chez les travailleurs autonomes, ce qui potentiellement permet au travail de se libérer des contraintes léguées par la Révolution industrielle. De passer à une nouvelle étape du développement social où la richesse serait:
l’universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives des individus, universalité engendrée dans l’échange universel? sinon le plein développement de la domination humaine sur les forces de la nature, tant sur celles de ce qu’on appelle la nature que sur celles de sa propre nature ? sinon l’élaboration absolue de ses aptitudes créatrices? (Marx 1857-1858, t. II, p. 424)
Sommes-nous, grâce au pouvoir créateur des artistes, en voie d'atteindre la félicité? Loin s'en faut. Car de nouvelles contraintes sont nées avec l'ère postindustrielles. Celles de la financiarisation et de la médiatisation éclatées, notamment. Mais cela est une autre histoire.
Références
- Aristote, Physique, éd. par Henri Carteron, Paris: Les Belles Lettres, 1990, 7e tirage.
- Marx, Karl (1857), "Introduction à la critique de l'économie politique," in Contribution à la critique de l'économie politique, Paris: Éditions Sociales, 1977.
- Marx, Karl (1857-1858), Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), Paris, Éditions sociales, 1980.
- Menger, Pierre-Michel (2002), Portrait de l'artiste en travailleur: métamorphoses du capitalisme, Paris: Seuil.
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