Le besoin et le désir
C'est le plus vieux métier du monde, dit-on. On le pratiquait déjà sans doute dans les grottes du paléolithique. Lascaux en garde incontestablement la trace. La mécanique est aussi vieille et bêtement commerciale. Il y a une offre et une demande. Entre les deux, le marketing. Puis un échange d'argent, une transaction. Le tout finalisé par la consommation.
Dirck van Baburen - The Procuress, 1622
Ah non, j'oubliais: il y a toujours un intermédiaire dans une transaction. Qu'il soit pimp, épicier, trader en bourse ou galeriste, peu importe, la structure demeure la même. L'intermédiaire facilite la transaction en rapprochant dans l'espace et dans le temps l'offre et la demande.
Les économistes ont cette caractéristique très amusante de parler de l'offre, de la demande et du marché comme si c'étaient des objets concrets et palpables qui existaient dans la réalité. Pourtant, après une quinzaine d'années de carrière comme économiste, je n'ai jamais vu une demande ou une offre se promener dans la rue. J'ai vu des individus vendre des marchandises ou des services et d'autres les acheter. J'ai aussi vu des intermédiaires faciliter ces échanges.
Tous ces gens ont deux motivations fondamentales: le besoin et le désir. Le plus vieux métier du monde consiste à transformer le désir en besoin. La courtisane ne fait rien d'autre. Ça n'est pas du sexe qu'elle vend, c'est la possibilité du plaisir. Dans cette transformation du désir en besoin réside son génie économique et marketing.
De même de l'artiste. L'artiste comme la prostituée puise dans nos désirs les plus profonds pour créer le besoin de la possibilité non encore existante d'une jouissance, celle de l'expérience esthétique dans son cas.
La possibilité est l'élément clé; ce qui n'existe pas encore définit le désir. Le philosophe Ernst Bloch écrit1 :
C'est seulement en mettant à jour l'existence d'un pas-encore dans le monde qu'on parvient à saisir plus adéquatement la nature fondamentale utopique du possible et l'espérance qui pousse à le connaître. La possibilité, c'est un mode d'être immense et spécifique, situé tout autour de la réalité donnée et surtout en avant d'elle, regorgeant de contenus potentiels encore inédits.
L'œuvre d'art est l'espérance de la possibilité de cette jouissance. L'artiste comme la prostituée l'attise; le marché de l'art comme le trottoir en crée le besoin.
Une fois consommée, la jouissance esthétique s'efface. Comme l'acte sexuel - post coitum anima tristes est. Comme la dégustation d'un verre de vin. Il en reste le souvenir, la part des anges. L'espérance de jouissance est donc plus forte que la jouissance elle-même. Et s'il n'existait pas de marché de l'art, cette espérance de jouissance ne se transformerait jamais en besoin. Elle participerait d'un monde d'expériences pures et désincarnées.
Là réside, à mon sens, tout le paradoxe et le mystère, en quelque sorte, de l'échange contre numéraire sur le marché de l'art: la transaction altère le besoin et le désir d'imaginaire, fondamentalement humains et subjectifs en une relation matérielle et objective.
Le médiateur de cette transformation est le proxénète. Ou le musée, ou le galeriste. En facilitant la transaction, sinon en créant la possibilité de sa réalisation, le proxénète objectivise l'espérance de jouissance. Et fait donc de la relation sexuelle offerte par la courtisane et demandée par le client un objet, tout en objectivant le rapport existant entre les deux. D'où la création de l'offre et de la demande.
Cette offre et cette demande, donc le marché (de l'art comme du sexe), deviennent alors une institution qui oriente et contraint l'action des acteurs qui en prennent part. L'artiste comme l'amateur d'art ne sont plus tout à fait libres à compter du moment où leur relation est médiatisée par une transaction. L'acte créatif donnant naissance à l'œuvre d'art tout comme la lecture qu'en fait le spectateur ne peuvent être qu'ancrés dans cette réalité socialement marquée et historiquement datée.
D'où les tortures infinies de l'artiste et sa relation conflictuelle amour-haine avec le "marché de l'art," quel qu'il soit (je veux dire: institutionnalisé ou non). Pis, par l'existence même du marché de l'art, l'artiste devient un junkie, de la transaction et de la représentation. Car cette transaction est d'abord et avant tout une représentation. Ce que les bonzes du marketing appellent la visibilité. Être vu, entendu, exposé, acheté à tout prix. Ou à pas de prix, justement.
Je suis entouré depuis des lustres de dizaines d'artistes qui vendraient presque leur mère, l'ensemble de leur famille, les voisins et leur âme au diable pour que leur œuvre soit vue, exposée, vendue. Pas louangée, pas appréciée, même pas critiquée: vue. Pour avoir de la satanée visibilité.
Le marketing a durablement perverti les arts, visuels en particulier.
Évidemment, il est tout à fait naturel que l'artiste désire que son œuvre soit vendue ou exposée, comme il est normal que le luthier désire qu'on achète ses violons ou l'agriculteur, ses tomates.
Mais comment se fait-il que l'artiste plasticien accepte que ses œuvres soient exposées pour une rémunération dérisoire, voire nulle? Au nom de quelle logique et de quelle urgence existe cette nécessité de se prostituer? Non, ça n'est pas de la prostitution: la prostituée veut être payée, au moins.
Tout simplement parce que l'artiste a intériorisé, peut être mieux que quiconque, la structure institutionnelle de la transaction à son mode de fonctionnement. Qu'il s'est, à toutes fins pratiques, complètement soumis à la transformation du désir en besoin. Il a sacrifié, ce faisant, l'espérance de la jouissance esthétique sur l'autel de l'objectivation des relations humaines.C'est le proxénète qui empoche. Et rigole comme un bossu.
- Ernst Bloch, Experimentum Mundi, Paris: Payot, 1981, p. 245, cité par le grand sociologue québécois Marcel Rioux dans son important essai Le besoin et le désir: Le code et le symbole (Montréal: l'Hexagone, 1984, p. 13). Quelques idées présentées ici s'inspirent de cet ouvrage.
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.