Vous avez détruit la beauté du monde
Un dimanche, début juin. En haut de la Place Jacques-Cartier à Montréal, face à l'Hôtel de ville, une jeune femme de 28 ans s'assied tranquillement sur le sol. Les calèches passent lentement sur la rue Notre-Dame, des touristes admirent le Vieux Montréal, il fait 18°C, le vent est doux et le ciel porte quelques nuages. Sans que personne ne le remarque, la jeune femme s'asperge d'essence et s'immole. Tandis qu'elle brûle vive, les passants horrifiés et impuissants l'entendent hurler: « VOUS AVEZ DÉTRUIT LA BEAUTÉ DU MONDE! »
Carl Blechen - Walzwerk bei Eberswalde, ca 1830
Cette jeune femme est Huguette Gaulin. Nous sommes en 1972, elle vient de publier un recueil de poésie qui fera époque, Lecture en vélocipède. Son histoire a durablement marqué les Québécois, en partie parce que Luc Plamondon a écrit une chanson qui s'en inspirait, interprétée notamment par Diane Dufresne.
Appréhender la profondeur abyssale de la tristesse de cette femme face à la destruction du monde est une tâche impossible. La sensibilité profonde, extrême, de la poète aux désastres de l'industrialisation sur l'environnement serait caricaturale, si ça n'était de sa fin tragique.
Car on conserve, même en notre époque de la désillusion, une image d'Épinal de l'artiste, cet être à la sensibilité exacerbée et à la souffrance existentielle face aux mille injustices qu'il côtoie. Si cela peut être vrai, ça l'est également de certains menuisiers et autres avocates. Par contre, à mon sens, l'artiste, comme le scientifique, incidemment, appartient à un groupe sociologique défini: les insatisfaits. Insatisfaits du langage et du discours sur l'état des choses, ils en inventent de nouveaux. De nouveaux langages – autant de nouvelles manières de voir.
Le désespoir écologique constitue l'une des nourritures de cette sensibilité parmi les plus frappantes de la fin du 20e siècle. Dans les années '50, Rauschenberg offrait des propositions fortes (Odalisk, Monogram) qui font écho à rebours au cri de Huguette Gaulin.
Personnellement, ce sont surtout les œuvres des années '80 qui m'ont frappé (question de chronologie personnelle). La célèbre intervention de Agnes Denes en 1982 "Wheatfield: A Confrontation," qui avait semé un vaste champ de blé sur un terrain contaminé au sud de New York et l'avait moissonné quelques semaines plus tard, était emblématique de cette époque. Un geste militant cherchant à démontrer que l'humain est en mesure de réanimer la force de la nature après l'avoir détruite. À la même époque, le land art et les œuvres monumentales de Herman Prigann frappaient par la violence tranquille de leur présence au monde, par leur dénonciation des conséquences de l'industrialisation effrénée.
C'était, alors, l'heure de la revendication.
Il y a aujourd'hui, à une époque où le militantisme écologique est devenu une industrie et où les gestes individuels et locaux représentent le politiquement correct des bien-pensants, un discours qui traverse les arts visuels avec beaucoup plus de profondeur.
Isabelle Hayeur est l'une des artistes actuelles qui propose avec le plus d'acuité cette vision. Une grande partie de son œuvre pose un regard singulier sur les impacts environnementaux de notre société industrielle et consumériste. À la galerie Division, elle offre à voir présentement une série de photographies saisissantes, "Underworld." Ses clichés opposent la vue aquatique d'écosystèmes dégradés, pollués, aux installations portuaires et industrielles qui les côtoient et les altèrent. Notre regard cherche à voir ces bateaux amarrés, ces grues de transbordement, lointains et inatteignables, comme fixés à jamais et indestructibles tant ils brillent au soleil. Mais l'eau brunâtre occupe trop d'espace, la pollution, l'absence de vie, le vide aquatique envahit le champ de vision, nous étouffe, nous noie. Il y a, dans ces images, un appel suffocant du vide. Et on s'y noie, presque littéralement.
La "sensibilité" de l'artiste (et du scientifique, je le répète) face à un monde insatisfaisant, face à la violence que l'humain fait subir à la nature a rarement été aussi bien traduite. À mon sens, elle s'y trouve, cette sensibilité: un vertige profond, existentiel, face à la possibilité du néant. Un anéantissement rendu possible par l'humain, pour la première fois de l'histoire, comme on le répète à plus soif. Mais dont la réalité ne nous est jamais aussi concrètement apparue.
Dans un (pas très bon) roman, Tous les hommes sont mortels, Simone de Beauvoir raconte l'histoire de Fosca né en Italie en 1279. Celui-ci se fait offrir un élixir d'immortalité. Avant de l'accepter, il le teste sur une petite souris, qui s'évanouit après l'avoir bu. L'alchimiste qui l'a fabriqué demande à Fosca de casser le cou de la souris. Ses os craquent sous les mains de l'homme. Quelques instants plus tard, la souris renaît. Elle est immortelle. (Beauvoir, 1946, p. 139.)
À la fin du roman, qui se déroule dans le monde contemporain, un Fosca désabusé de son immortalité raconte le cauchemar récurrent qu'il fait maintenant:
– Je rêve qu'il n'y a plus d'hommes, dit-il. Ils sont tous morts. La terre est blanche. Il y a encore la lune dans le ciel et elle éclaire une terre toute blanche. Je suis seul, avec la souris.
Il parlait tout bas et son regard était celui d'un très vieil homme.
– Quelle souris ?
– La petite souris maudite. Il n'y aura plus d'hommes et elle continuera à tourner en rond dans l'éternité. C'est moi qui l'ai condamnée. C'est mon plus grand crime.
– Elle ne sait pas, dit Régine.
– Justement. Elle ne sait pas et elle tourne en rond. Et un jour il n'y aura plus qu'elle et moi à la surface de la terre. (ibid., pp. 526-27)
Ce cauchemar est le nôtre. Et celui de Huguette Gaulin. Nous avons détruit la beauté du monde et nous craignons que cette destruction soit maintenant irréversible. Ce qui a changé depuis les années 1950 ou même 1980 est illustré par ce désespoir. Il ne semble plus possible, aujourd'hui, de semer un champ de blé sur un ancien terrain industriel. Les propositions artistiques actuelles sur l'écologie offrent à voir un monde qui retourne au silence éternel de ces espaces infinis qui effrayaient tant Pascal. L'art qui hurle notre vertige face au néant, l'Homme seul avec la petite souris qu'il a contaminée pour l'éternité.
Références
- Beauvoir, Simone de (1946), Tous les hommes sont mortels, Paris: Gallimard.
- Gaulin, Huguette (1972), Lecture en vélocipède, Montréal: Les Herbes rouges, rééd. 1986.
Hej
Il y a une chose qui m'a toujours faciner, c'est " mourir pour une cause", et la je rejoins georges Brassens.
L'idea est belle, triste aussi car il y a une part de grand desespoir, c'est un suicide, mais le resultat certain.La personne ne saura jamais ce qu'il es advenu apres. Que se soit au vietnam, en Tunisie ou la au Canada. ( tristement pour la poete elle a contribue a la degradation de l'air, mais bon.)Je n'adere pas." mieux vivre aujourd'hui pour me battre encore demain".
Tres bel article. ( et une poete a lire que je ne connais pas).fP
Rédigé par : f.Pierre | 10/09/2011 à 02:06