Dans la délicieuse introduction à son ouvrage sur les collections d'œuvres d'art, le collectionneur Adam Lindemann (2006, p.9) écrit: "If you're looking for the right colour painting to match your wallpaper, stop reading here."
David Teniers - The Art Collection of Archduke Leopold Wilhelm in Brussels, ca. 1651
Le ton est donné et n'est pas propre à ce bouquin: collectionner des œuvres d'art (contemporain) s'opposerait à la vulgaire décoration intérieure. Bien plus, la collection d'œuvres d'art n'est pas une collection comme les autres (comme celle d'autocollants ou de boîtes d'allumettes, par exemple). Une aura de dignité et de grandeur l'entoure.
Collectionner des œuvres d'art c'est un peu se vêtir des habits du mécène d'une autre époque, c'est un peu s'approprier sa grandeur. Orner son intérieur d'œuvres d'art, c'est s'approprier la beauté de l'art, mais aussi, surtout, adopter une posture: faire la démonstration sociale d'un statut, certes, mais bien plus de notre capacité à porter jugement sur ce qui a une valeur esthétique.
L'action de collectionner des œuvres d'art participe, ainsi, d'un complexe de motivations psychologiques et sociales fort diversifié, de principes parfois contradictoires. Il vaut la peine de citer à nouveau, largement, Lindemann:
What is that makes owning art exciting, inviting and sexy? (...) What is exciting is that opportunity to enjoy the work on a daily basis, the ego trip of possession (the "look what I've got" factor) and, perhaps most important, the act of selecting and purchasing, making a personal aesthetic decision which defines your own individuality and personality within the entire context of art history. Meanwhile, the money does matter. Regardless of your budget, no one wants to pick a loser (...). (Lindemann 2006, p.13)
En quelques mots, tout est dit. Et la quarantaine d'entretiens que son livre contient avec autant de galeristes, muséologues, consultants et collectionneurs le confirme: collectionner des œuvres d'art relève bien plus de la réaction instinctive que de la décision réfléchie d'un investissement.
L'expérience esthétique y est bien sûr pour quelque chose. Quiconque a côtoyé des collectionneurs, nantis ou non, l'a constaté: ils sont tous (sauf de rares exceptions) émus, profondément touchés par les œuvres dont ils font l'acquisition. Mais l'expérience esthétique se vit chez soi différemment que dans un musée. La présence physique de l'œuvre dans l'intimité du collectionneur n'est pas insignifiante. Le logement, extension concrète de l'intimité psychique et de l'identité personnelle, enrichit son possesseur par l'appropriation symbolique d'un "objet" qui le dépasse (la beauté, le sens esthétique, le récit plastique soutenu par l'œuvre).
Des nombreux entretiens que j'ai réalisés ou que j'ai lus émerge cette constante: un vertige proche du délire du pouvoir symbolique de la possession d'une œuvre. Cela tient, bien entendu, au pouvoir de démiurge de l'artiste, de son pouvoir de création du sens ex nihilo. Posséder une œuvre d'art, c'est s'approprier une part du divin qu'on perçoit, à tort ou qu'à raison, chez l'artiste. D'où la fierté démesurée du collectionneur enivré de ce pouvoir symbolique dont tous les chamans et curés de l'histoire humaine se sont servis pour dominer leurs semblables.
Car un corollaire à l'appropriation de la beauté de l'œuvre ("c'est à MOI" semble crier le collectionneur par l'accrochage des toiles sur son mur), à ce geste très intime et personnel, est de se positionner dans le réseau social. Bien qu'on collectionne pour être entouré de beaux objets, d'objets ayant un sens qui nous permette de comprendre le monde comme tout autre objet d'art et de culture, le rayonnement social véhiculé par la collection possède un rôle qui lui est particulier. En achetant une œuvre, le collectionneur achète l'artiste ou, plus spécifiquement, une part de son pouvoir créateur, de démiurge, tel un Faust à la petite semaine.
La grandiloquence du discours des collectionneurs est à cet égard révélateur de la petitesse de leurs motivations. J'en suis. Qui se baladerait avec fierté dans son appartement en discourant longuement auprès de ses invités à propos des nombreux posters qu'il aurait achetés chez Ikéa? Construire un discours personnel sur une collection d'œuvres amassées au fil des ans, c'est re-créer la narration créative des artistes qui les ont produites. C'est s'approprier non plus la beauté, mais l'enivrant spectre infini des possibles que représente la création artistique.
De gustibus et coloris non est disputandum? Bullshit! Des goûts et des couleurs, nous ne faisons que cela, discuter! Encore plus le collectionneur, grand ou petit, richissime ou modeste. De ce discours, légitimé par la possession de l'œuvre d'art (c'est-à-dire par la capacité à décider, par l'achat, de ce qui constitue une "bonne" œuvre d'art, comme le souligne Lindemann dans l'extrait cité), émerge le jugement esthétique socialement marqué.
Ainsi, collectionner des œuvres d'art a des répercussions sociales bien plus importantes que le fait de collectionner des boîtes d'allumettes ou des autocollants: les acheteurs influencent grandement la production artistique qui s'adapte en partie à ces jugements, dans une danse à plusieurs millions de dollars. Plus le collectionneur est important, c'est-à-dire plus il est riche, plus son influence sur le développement des pratiques et discours plastiques est importante. Les François Pinault ou Charles Saatchi de ce monde le démontrent amplement: ils ont créé au cours des dernières décennies, par leur pouvoir de leur fortune, des mouvements d'engouement envers des artistes maintenant parfois milliardaires qui ont fait en sorte que les œuvres de ces derniers se retrouvent maintenant dans les plus grandes collections muséales du monde.
Et cela est risible. Et l'artiste en rit mais en pleure, aussi.
Référence
Lindemann, Adam (2006), Collecting contemporary, Cologne: Taschen.
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