L'artiste en son laboratoire
Il est toujours difficile de définir ce qu'est l'art. La culture - malgré qu'il s'agisse d'un concept très élastique et ouvert à tous les débats - est généralement plus facile à circonscrire, car il est loisible de la rattacher à d'autres notions: identité ethnologique, langue, histoire, etc. Mais définir l'art (autrefois les "arts & lettres," les "beaux-arts"), l'affaire se corse. On n'a que très peu recours à ces anciennes formulations aujourd'hui; les artistes préfèrent souvent se présenter comme "artiste professionnel," par opposition à artiste amateur. Dont le boulot est de faire de l'art.
Giovanni Stradano Il laboratorio dell'alchimista (1571)
Mais cela ne simplifie rien. Car parmi ces artistes professionnels auto-proclamés, certains en vilipenderont d'autres - les taxeront de ne pas être de véritables artistes. Ce sera le cas, par exemple, de l'adepte de l'art conceptuel qui méprisera l'artiste paysagiste, peu importe que ce dernier voit ses œuvres vendues dans de nombreuses galeries, sur la rue Saint-Paul à Montréal ou à Baie-Saint-Paul, disons. Particulièrement si c'est le cas. Je caricature, bien entendu.
Reste qu'objectivement, c'est-à-dire extérieurement, il est fort difficile de distinguer les uns des autres. Pourquoi est-ce important, au-delà de la typologie et de la rhétorique? Parce que l'artiste se positionne, comme nous tous, aux entrecroisements d'un vaste tissu social et interagit avec nombre d'autres acteurs. Ces interrelations définissent son statut, laquelle définition a de nombreuses incidence sur son travail: reconnaissance, positionnement dans l'histoire de l'art, subsides et valeur au marché de ses œuvres, etc. Au final, sa position dans l'écosystème social influencera notablement son vécu, son quotidien et le développement de sa carrière.
Classiquement (je caricature, encore une fois), on identifie l'artiste comme en étant un de l'une des trois manières suivantes (j'emploie à escient un vocabulaire inspiré des sciences économiques) :
- Par l'œuvre produite, son mode de production, par son geste, en quelque sorte. Cette catégorisation se situe hors du monde: l'observateur identifie le spécimen par son comportement. Une vision qui appartient, grosso modo, à la modernité (i.e. jusqu'au début du 20e siècle).
- Par l'œuvre perçue, ce que le spectateur qui l'expérimente en décide. Dans un texte célèbre, le philosophe américain Nelson Goodman (1978) soutient que de se demander "qu'est-ce que l'art" n'est pas poser la bonne question. Il faudrait plutôt se demander: "quand y a-t-il de l'art?" ("when is art?"). Pour Goodman, il y a de l'art lorsque le public décide qu'il y a de l'art.
- Cette vision nous laisse toutefois sur notre faim. Car elle ne définit pas ce fameux "spectateur." Il ne s'agit pas d'un être indifférencié, un archétype platonicien détaché de toute définition sociale. Ainsi, il y aura des amateurs de l'artiste conceptuel ci haut cité et d'autres de l'artiste-paysagiste. Ce qui ne nous avance guère. Il faut donc pousser davantage cette définition de l'artiste dans la société. Simon Brault (2009), propose de déconstruire la culture en trois grandes familles, aux frontières poreuses et floues, bien entendu: les "arts et lettres," les industries culturelles (que je traduirais par le divertissement) et le patrimoine. Sa définition repose non pas sur des critères normatifs mais sur le rapport au marché de ces trois sphères. La première doit être subventionnée pour fonctionner, la seconde répond aux impératifs commerciaux de n'importe quelle industrie et la dernière participe d'un modèle mixte entre les deux.
Je simplifie à l'extrême sa pensée qui a le grand mérite d'être fonctionnaliste, donc de ne pas avoir recours à des critères normatifs. Il s'agit d'une vision sociologique: les arts et lettres, par exemple, fonctionnent sur un mode d'évaluation par les pairs, dans un système constitué d'institutions diverses (ministères et conseils de la culture, syndicats professionnels, etc.) aux règles observables.
Cependant (et il s'agit ici de choix épistémologiques a priori), il manque à ce séduisant découpage du réel une vision normative qui, personnellement, me permettrait d'appréhender clairement ce qu'est un "artiste professionnel." Car il me semble qu'il puisse y avoir (et il y en a) des artistes qui appartiennent à la première catégorie ("arts et lettres") sans appartenir au système officiel de reconnaissance par les pairs, de subsides et ainsi de suite. Mieux, plusieurs d'entre eux s'excluent d'un tel système et se déclarent "indépendants." C'est le cas dans la plupart des disciplines, mais j'ai l'impression que cela correspond à une réalité particulièrement vivante en arts visuels.
Dès lors, comment distinguer le véritable artiste de celui qui ne l'est pas? Poser la question implique nécessairement un jugement normatif, avoir recours à un critère en dehors de la position sociale de l'artiste.
Un parallèle intéressant peut être tracé avec les sciences. Le scientifique évolue dans des sphères similaires à celles des deux premières catégories décrites par Simon Brault: d'une part un système en partie subventionné où ses travaux sont évalués par ses pairs (la recherche universitaire) ou, d'autre part, un système à but lucratif répondant aux règles marchandes (la recherche-développement en entreprise privée). Comme c'est le cas dans le binôme arts & lettres / industries culturelles, les frontières sont floues et poreuses, mais ici aussi nous ne disposons pas de critère pour distinguer ce qu'est un véritable scientifique d'une autre personne.
Pour ajouter à cette définition fonctionnelle, nous devons avoir recours à la notion d'innovation. Un scientifique, qu'il soit dans la sphère de la recherche universitaire ou celle de la recherche privée, se distingue de ses semblables par l'innovation. Le fruit de son travail vise la production de nouvelles idées, de nouvelles solutions à des problèmes parfois séculaires. Cela s'applique à toutes les disciplines, des sciences de la nature aux sciences humaines.
Dans les deux sphères (universitaire et commerciale), le scientifique est jugé, par ses pairs ou par le marché, par le caractère innovant des solutions qu'il développe. La caractéristique normative qui distingue le scientifique de ses semblables est donc là: sa production est inédite, ses réponses représentent un progrès par rapport à ce qui a été réalisé comme recherche dans le passé. L'ornithologue, l'astronome ou le politologue professionnels se distinguent de l'observateur d'oiseaux du dimanche, de l'astronome amateur ou du bloggeur qui commente l'actualité politique en ce qu'il est contraint, pour conserver son statut, à créer de la nouveauté.
De la même manière, un artiste professionnel se distinguera de l'amateur en ce qu'il inscrit sa démarche artistique dans la nouveauté, dans la recherche de nouvelles propositions plastiques, dans la création de sens se démarquant de ce qui a été proposé par le passé. Il peut s'agir, bien sûr, de revisiter des démarches passées, de renouveler des langages plastiques oubliés - tout comme le font nombre de scientifiques en puisant dans les paradigmes d'autrefois.
Cette vision, ici esquissée, nous permet, je crois, d'avoir un critère à la fois normatif et objectif qui caractérise l'artiste. Et, particulièrement, qui soit transversal par rapport à nos deux catégories: le véritable artiste peut se retrouver tant dans le système subventionné évalué par ses pairs que dans le système marchand. Brel ou Elvis évoluaient dans le système marchand, dans l'industrie culturelle ou du divertissement, mais il serait hardi de ne pas les considérer comme des artistes à part entière ayant révolutionné la chanson populaire. Inversement, certains artistes auréolés du statut professionnel par le système de reconnaissance par les pairs n'apportent peut-être que très peu d'innovations à leur discipline - et passeront dans les oubliettes de l'histoire.
Bien entendu, ce critère d'innovation est lui-même connoté sociologiquement. La reconnaissance même du caractère innovant s'inscrit dans le langage de l'époque qui l'identifie. Mais c'est, inversement, sa force: il permet de revisiter l'histoire à l'infini et, ainsi - comme c'est le cas dans l'histoire des sciences - de reconnaître a posteriori l'apport inédit et exceptionnel de certains artistes oubliés par le système social de leur propre époque.
Bien plus, cette vision permet d'envisager le positionnement sociologique de l'ensemble de la production artistique, tant celle qui se développe dans la sphère subventionnée que dans l'industrie du divertissement - mais aussi qui en est complètement exclue (y compris par le désir même de l'artiste d'être en marge).
La semaine prochaine, je poursuivrai cette réflexion en examinant l'ensemble de ce système de production artistique en parallèle à celui de la production scientifique, en le comparant à ce que l’économiste appelle le "système d'innovation."
Références
- Brault, Simon (2009), Le facteur C: l'avenir passe par la culture, Montréal: Voix Parallèles.
- Goodman, Nelson (1978), Ways of world-making, Indianapolis: Hackett.
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