Du système d'innovation au système de création
Dans ma dernière chronique, je tentais de circonscrire ce qui définissait le "statut" d'artiste. J'y esquissais un critère qui permette d'identifier ce statut ("artiste professionnel"), à savoir que le "véritable" artiste est celui qui innove, qui crée la nouveauté. Je faisais, ainsi, un parallèle avec l'économie de l'innovation. Un scientifique innovateur dans ce système est celui qui se distingue par la création de nouvelles solutions. Je prétends donc que l'artiste "véritable" est celui qui, de la même façon, crée de nouveaux langages plastiques, explore des avenues inédites.
Carl Grossberg Der gelbe Kessel, 1933
Ce critère me parait important en ce qu'il est complémentaire à une analyse purement sociologique, qui accorderait le statut d'artiste par son appartenance à une association professionnelle, par exemple, ou au fait qu'il soit soutenu financièrement par un organisme tel un Conseil des arts.
Cependant, l'artiste "innovant" inscrit sa démarche dans un ensemble de relations sociales, qu'il soit "subventionné" ou non. Mon critère esquissé doit donc être complété par une analyse de l'environnement de l'artiste.
Pour poursuivre l'analogie avec l'univers économique, il est intéressant d'étudier ce qu'on appelle les "systèmes d'innovation," concept mis à jour par l'économiste danois Bengt-Åke Lundvall (1985) et utilisé, depuis, par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 1997). Lundvall et ses disciples cherchent à décrire et expliquer comment l'innovation technologique émerge et se développe dans l'ensemble de l'écosystème technico-économique. Plus spécifiquement, le système d'innovation décrit les relations entre les divers acteurs qui favorisent ces innovations.
Le schéma suivant est une illustration typique (et simplifiée) d'un système d'innovation.
Deux remarques :
- Composition. Un système d'innovation est composé de trois grandes familles: (a) ses divers acteurs; (b) des institutions et (c) des infrastructures scientifiques, technologiques et de connaissance. Dans ce système, le rôle des institutions est primordial. Les institutions doivent être ici entendues au sens large (elles ne sont pas synonyme de "organisations"): il s'agit de l'ensemble des règles qui régissent la vie de cet écosystème. La législation sur la propriété intellectuelle et les brevets en sont un exemple important. L'environnement institutionnel est fondamental en ce qu'il modèle la dynamique du système d'innovation, tout en étant lui-même influencé par l'innovation (et a, ainsi un impact plus large, sur l'ensemble de la société): "institutions are driven by technological imperatives, but technology is also driven by institutions" (Scotchmer 2004, p. 27; cf. aussi Stefik & Stefik 2004). L'idée importante à retenir est que l'innovation technologique, dans cette vision, ne peut émerger véritablement - ne peut se concrétiser - sans l'existence des interrelations entre tous ces acteurs, institutions et infrastructures.
- Dynamique. Un tel schéma ne peut, cependant, bien représenter la dynamique organique d'un système aussi complexe. On eut simplifier en identifiant trois grandes dynamiques: (a) création/production de nouveaux produits (la "chaîne d'innovation"); (b) la production d'extrants collatéraux (création d'entreprises, d'emploi, investissements, brevets, etc.); (c) le tout appuyé par nombre d'organisations (de formation et recherche, publiques sous forme de subsides et accompagnement, divers réseaux de partenariat et le marché financier).
Je crois que ce modèle peut être aisément transposé pour expliquer et illustrer l'univers de la création artistique. À plusieurs égards, les acteurs en place, les institutions et les dynamiques sont semblables.
D'une part ce qui frappe dans les analyses qu'on fait des systèmes d'innovation, c'est le très grand nombre d'acteurs présents dans l'ensemble du processus de création de nouveaux produits, de la recherche-développement à la mise en marché. Sans compter leur diversité. Je crois qu'on oublie trop souvent que le processus de création artistique se situe dans un univers similaire: l'artiste, même le plasticien seul en son atelier, n'est pas un créateur isolé du monde social. Sa pratique se déploie (et doit se déployer) en relation avec un grand nombre d'acteurs qui permettent tous d'une manière ou de l'autre à l'artiste de réaliser sa production.
D'autre part, alors que le discours économique et marketing est obnubilé par la mise en marché et la vente des produits de l'innovation, la réalité de ces nombreux acteurs est tout autre: la part accordée à la commercialisation est l'une des dynamiques du système et occupe une part quasi congrue. De la même manière, dans le discours économique et politique sur les arts et la culture, je considère que l'on accorde souvent une trop grande place aux succès commerciaux (ou à leur absence) de la création artistique: audience, vente de billets, retombées économiques etc. Alors qu'il y a au cœur de l'analyse des systèmes d'innovation un intérêt porté à l'ensemble du processus et de sa dynamique, je crois que l'on devrait, de manière similaire, analyser de manière beaucoup plus étoffée l'ensemble de la dynamique des divers acteurs gravitant autour de la création artistique afin de la mieux comprendre. Bien plus, une leçon que nous apporte l'analyse des systèmes d'innovation, c'est l'importance que l'on donne à avoir une vision d'ensemble de cette dynamique. Les analyses économiques et politiques des arts et de la culture pèchent trop souvent par leur vision "en silo." On fait l'étude, par exemple, de l'efficacité des subventions aux organismes culturels sans prendre en compte sérieusement de leur inscription dans l'ensemble du système créatif.
Finalement, une analyse étoffée du système créatif des arts et de la culture devrait davantage tenir compte de son cadre institutionnel, juridique et réglementaire. Cet aspect est fondamental dans l'analyse des systèmes d'innovation: l'environnement institutionnel est l'élément-clef qui permet à l'innovation de dépasser la simple création, l'invention (la recherche-développement) et de se concrétiser jusqu'à la mise en marché d'un produit. De la même manière, je considère que l'ensemble de l'environnement dans lequel évoluent les créateurs est vital à leur plein épanouissement. C'est particulièrement important dans le cas des arts visuels car, contrairement aux arts de la scène, par exemple, qui évoluent dans un cadre institutionnel plus visible. L'artiste visuel, lui, déploie sa pratique plus discrètement, dans un atelier d'où il ne sort que rarement pour exposer ses œuvres. Cette vision romantique est fausse mais c'est pourtant celle qu'entretiennent nombre d'analyses sociologiques et économiques qui teintent au final le développement des politiques publiques de soutien aux arts visuels. Je caricature, bien entendu, mais cela n'est pas loin de la réalité.
Car le cadre analytique que j'esquisse depuis ma dernière chronique vise à développer avec plus d'intelligence et de profondeur la vision des politiques publiques de soutien aux arts visuels. Comme les tenants de l'analyse des systèmes d'innovation croient que le rôle de l'État n'est pas uniquement d'appuyer directement la recherche-développement (par le biais de subsides, par exemple) mais plutôt de soutenir l'ensemble du système, je crois qu'on devrait cesser d'être obnubilé par le financement de l'État aux arts visuels mais plutôt de le voir comme essentiel au développement et à la pérennité d'un "système de création." Ce qui fera l'objet du troisième et dernier volet de cette analyse dans ma chronique de la semaine prochaine.
Références
- Lundvall, Bengt-Åke, (1985) "Product innovation and user-producer interaction, industrial development," Research Series 31, Aalborg: Aalborg University Press.
- OCDE (1997), National innovation systems, Paris: OCDE.
- Scotchmer, Suzanne (2004), Innovation and incentives, Cambridge, MA: MIT Press.
- Stefik, Mark & Barbara Stefik (2004), Breakthrough: stories and strategies of radical innovation, Cambridge, MA: MIT Press.
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