Conseil no 8 : vivre avec (et non de) son art
Dans tous les domaines, on pourrait plaider l’attitude de ne pas prendre pour acquis quoi que ce soit. À chaque instant, il est possible que tout vacille d’un coup et que notre occupation d’aujourd’hui ne puisse nous assurer le revenu de demain. Une pratique artistique nous incite souvent à cultiver cette perspective activement. Toute stabilité relative est précaire, surtout le succès d’une production artistique d’un point de vue de marchandise. Même lorsque ça marche, on ne peut pas compter là-dessus pour vivre.
Il y a des exceptions qui confirment la règle, des artistes qui se consacrent uniquement à la production d’œuvres qui sont vendues et leur rapportent une certaine rente, mais à quel prix ? J’entends par prix le nombre d’heures dévouées à la production, les matériaux, le loyer et tout le travail administratif qui vient avec la pratique, les demandes de sub, la documentation, le démarchage auprès de la clientèle, les investissements divers, voire l’éducation. Avec tous les bons éléments en place et un peu de chance, même l’artiste « qui réussit » gagne à cultiver des aptitudes et compétences parallèles à son art.
Autrement dit, même si quelques uns choisissent de vivre de leur art et y arrivent, ce n’est pas un chemin à glorifier. C’est simplement une possibilité (assez mince) et je crois sincèrement que d’entretenir une fabulation sur cet objectif peut vraiment nuire à l’artiste qui n’y arrive pas ou pas assez vite. Et que dire de l’impact qu’une telle lubie peut avoir sur la pratique elle-même, sur les œuvres, qui risquent d’être exécutées dans le seul but de plaire aux acheteurs.
Depuis le début de cette série de conseils pour jeunes artistes, je garde en tête cette question : comment vivre de son art ? Au risque de paraitre idéaliste ou défaitiste, je pense que ce n'est pas la bonne question, qu'on doit plutôt se demander comment vivre « avec son art ». L'art est une pratique, au même titre qu'une pratique religieuse. Il s'agit d'une œuvre spirituelle et communautaire, qui ultimement appartient à l'humanité toute entière. Je pense qu'il faut (dans certains contextes) payer pour l'art et aussi qu'il est essentiel de soutenir les pratiques artistiques, mais il s'agit là d'une autre question. 1
Que veut-on dire par « vivre de son art ? » On entend par cette locution « vivre des recettes de sa pratique artistique », plus précisément de la vente d’œuvres. Je conçois que des artistes, issus du milieu académique ou populaire, et peu importe dans quel milieu ils s'inscrivent, peuvent s’investir dans la dimension d’artisan. Cette dimension de « savoir faire » demeure liée à l'activité de l'artiste en général. L'artiste peut choisir de se spécialiser et « rendre » un travail qui lui est rémunéré. Mais la valeur qu'on accordera à ce « produit » peut varier selon la « demande ».
Ah ! les périls et promesses de la voie artistique … Il s’agit là d’un clin d’œil au livre : « Périls et promesses de la vie spirituelle » de Jack Kornfield. « Après avoir été formé pendant cinq ans aux pratiques de méditation intensive dans un monastère bouddhiste de Thaïlande, l'auteur, rentré aux Etats-Unis, s'aperçoit qu'il n'est en rien préparé à affronter ses problèmes existentiels. Il explore alors en profondeur les approches psychologiques modernes. Il montre la complémentarité possible entre les voies orientales et occidentales. »
Pareillement, au sortir d'une formation académique (bacc. et/ou maitrise en arts visuels et/ou en histoire de l'art, apprentissage dans un atelier, etc.), quelles sont les réelles occasions pour l'artiste ? Quelle place accorder à la pratique ? Comment l'intégrer dans sa vie de tous les jours et inversement ?
En choisissant d'être artiste, ou plutôt « de poursuivre la voie de l'artiste » (effectivement, je crois que l'on « naît/est » artiste, on ne le choisit pas, on peut toutefois choisir de suivre cette voie ou non), on choisit une avenue pavée de merveilles certes, de mirages et de déceptions aussi ...
On veut tous arriver quelque part, on entretient la croyance qu'en travaillant fort, on se rapproche de notre but, mais est-ce que la destination finale en vaut vraiment la chandelle ? Sur quoi se fixe notre esprit dans la poursuite d’une vie d’artiste ? Sur des vertus : le beau, l'expression du vrai, la compassion, etc. ? Est-ce plutôt sur des objectifs plus terrestres : la reconnaissance, la gloire, la renommée … ou encore la fortune.
L’artiste vit avec ces contradictions dans un accomplissement non-interrompu. Car la personne qui pratique l'art, celui/celle-là est appelé(e) à demeurer dans le moment présent, l'ici-maintenant. On la juge selon cette aptitude d’être là, d’être artiste (pratiquant(e)), comme un modèle de vie. Ses œuvres devraient d'ailleurs évoquer cette résonance, comme une preuve d'existence, un désir de vivre. Ceci dit, il faut bien vivre (justement).
Je crois qu’il est possible et profitable de poursuivre une pratique artistique tout en ayant d’autres occupations plus mondaines, comme un emploi. Il suffit souvent de suivre ce que nos talents et la vie nous amènent à faire. On devient artisan dans des domaines utiles aux autres, des trucs de service. Pour certains, c'est la recherche et l'enseignement. Pour d’autres, à cheval entre pratiques artistique et technique, on vend ses talents pour un domaine et on se consacre à son art à côté. C’est le cas de certains photographes et graphistes. Ensuite, il y a les jobs de bureau, coordonnateurs, administrateurs, comptables, assistants, etc. de ceux qui œuvrent « dans les milieux » culturels et ceux du divertissement. Finalement, il y a tous les autres qui exercent une pratique artistique tout en faisant quelque chose d’entièrement différent.
La morale de l'histoire est de séparer art et argent, bien que (paradoxalement) les 2 peuvent coïncider à l'occasion. À soi de décider. Pour certains, il sera peut-être risqué mais profitable de tout plaquer et se dévouer à une pratique artistique, ou toute autre initiative de ce type. Décider d’être artiste, c’est exactement fonder une entreprise. Ça ne se fait pas en criant ciseau ni sans casser des œufs. Il demeure qu'en sortant du studio, il nous incombe de s'occuper du reste, d'administrer nos affaires, et aussi se nourrir à l'occasion ... il faut donc trouver soi-même une manière pour que ça marche, selon nos propres limites personnelles et nos contingences.
Examinons le cas de figure de « l'eldorado des subventions » : un(e) artiste finissant en arts visuels reçoit des bourses pour poursuivre ses recherches plastiques, monter une exposition, faire une résidence à l’étranger, etc. Dans le meilleur des cas, il s’agit d’un grand privilège qui libère l’artiste de certaines contingences pendant une période de temps. Il/elle peut ainsi se consacrer à son art entièrement. Mais voilà, même si, exceptionnellement, l’artiste arrive à enchainer ce type d’assistance monétaire pendant plusieurs années, après 5, 6, 7 ou 8 ans, on devra immanquablement passer au suivant.
Et malgré les formes de récupération du système marchand consumériste avec ou sans succès, ce/cette même artiste se félicitera d'avoir développé des aptitudes et acquis des compétences connexes (ou non), ayant nourri, en parallèle, une deuxième (ou plusieurs) pratique, voire une extension de sa pratique artistique, mais qui peut rendre un service pratique, qui a une valeur sur le marché du travail.
Car l'art n'a d'utilité que nous faire voir la réalité autrement, comme un doute, un deuxième (ou énième) regard, un brin de folie. Aussi important que ce soit pour nous et pour tout le monde vraiment, l'art n'est jamais essentiel dans le sens de l'urgence pratique de vivre. Comme pour la philosophie, la société entretient une relation très bizarre avec l'art, elle traite des deux avec beaucoup de suspicion. La vigilance est de mise. Qu’on réussise facilement ou difficilement, la question demeure la même : comment vivre avec (et non de) son art.
1 Suite à une discussion avec Joyce Yahouda : Les visiteurs se font rares en galeries, entre autres parce que nous avons (au Québec) une relation particulière avec l'argent. Nous pensons « si je vais dans cette galerie et que je « consomme » l'expérience de voir de l'art, tout en sachant ne pas pouvoir et/ou ne pas avoir l'intention d'acheter quoi que ce soit, alors je « profite » du galeriste et des artistes qui ont mis en place une exposition x ... » Cette mentalité est très dommageable pour les centres de diffusion culturels (marchands ou non) et tout spécialement pour les artistes alors que leur art se trouve muré dans un isolement triste, ne trouvant audience que chez les habitués de la galerie et l'entourage des artistes, souvent familier avec la pratique de ces derniers. L’œuvre est pour ainsi dire morte, puisque peu de gens en font l'expérience. Elle parle, partage une vision du monde, ouvre sur de nouveaux horizons (potentiellement), mais si personne ne daigne écouter, personne n'en profite. En visitant les galeries, on se fait du bien à soi et aussi aux œuvres qui existent par (à travers) nous, qui vivent de notre expérience de spectateurs, que nous soyons amateurs ou connaisseurs.
Merci pour ce texte! Bien que je le fasse en d'autres mots, c'est exactement ce que je tente si souvent d'expliquer à plusieurs artistes... Je leur transfère... ;)
Rédigé par : Caroline Houde | 12/08/2011 à 16:33