Lynda Tremblay, critique et théoricienne
Toute cette cacophonie, cette hétérogénéité qui fonctionne à la fluidité perpétuelle et à la juxtaposition, à la simultanéité, ne peut plus être restituée par un récit, une structure narrative impliquant une vectorisation, une successivité d’iridescents. Iridescent pour dire "je découvre et je parcours la lumière." D'où la violence et l'inconfort. Mais aussi ancrage dans le réel et dans l'instant.
Gerrit van Honthorst Le Joyeux Violoniste (De vrolijke speelman) (1623)
Les textes abscons de ce style abondent dans l'univers des arts visuels: critiques et théoriciens semblent rivaliser pour produire les propos les plus amphigouriques, inintelligibles, prétentieux et criblés de néologismes inutiles.
En l'occurrence, ce paragraphe est un montage. La première phrase (jusqu'à "successivité," inclusivement) est tiré d'un texte de Régine Robin dans la revue Intermédialités (Robin, 2009, p.41). La seconde (incluant "d'iridescents" de la phrase précédente) est tirée d'une émission de la télévision communautaire animée par Lynda Tremblay, traitant de décoration intérieure. Les deux dernières phrases sont de moi, tirées d'une chronique précédente, ici même : Intimité de la violence.
Un mot sur Lynda Tremblay. Elle est depuis quelques années, bien malgré elle, une vedette des médias sociaux. En effet, des extraits de ses émissions sont partagés et visionnés par des dizaines de milliers de personnes sur YouTube. Sa popularité tient essentiellement au fait qu'elle emploie des formules fleuries, c'est le moins qu'on puisse dire, au sens souvent obscur: "Le romantisme temporel avec du jaune qui se trouve cendré," "La bordure qui réellement fait un effet de mystère, un effet de conquérant si on veut," "La peinture a la source de nous produire des effets" ou "L’un des premiers est le romantisme temporal. Le romantisme temporal c’est quelque chose qui est retiré anciennement du glamour" en sont de délicieux exemples.1
Qu'y a-t-il de différent entre le discours de Lynda Tremblay et celui des théoriciens et des critiques d'art actuel? Essentiellement, le statut dans l'écosystème social. Elle n'est pas professeure émérite de sociologie à l'Université ni membre de la Société royale du Canada.2
Dans l'univers des arts visuels, un acteur joue un rôle singulier: le critique (et/ou le théoricien universitaire). Dépositaires de la vérité interprétative des œuvres, ils usent trop souvent, à mon sens, de discours obscurs qui n'enrichissent en rien l'expérience esthétique du spectateur. Entre ces citations de Régine Robin et de Lynda Tremblay, la différence est mince. Du moins pour le lecteur néophyte. En fait je pousserais le bouchon en disant que le texte de Mme Robin (et ses semblables bien sûr) ont un effet d'autant plus pervers: celui d'imposer un discours sur l'œuvre recroquevillé dans un hermétisme inaccessible.
Dans sa magistrale leçon inaugurale au Collège de France, Michel Foucault, décortiquant le pouvoir du discours, nomme cet acte: "Il faut concevoir le discours comme une violence que nous faisons aux choses, en tout cas comme une pratique que nous leur imposons" (Foucault, 1971, p.55). La voilà, la violence qui isole l'artiste et son œuvre et la rend ainsi inaccessible, par le discours hermétique des critiques et des théoriciens. Les médecins de Molière étaient plus clairs.
Je n'ai rien contre les critiques, les théoriciens ni la décoration intérieure. J'en ai contre les discours qui érigent des barrières entre les œuvres, les artistes et les spectateurs. Qui font que tant de gens n'osent pas entrer en contact avec l'art. Qui font que le dialogue entre les artistes et le public soit absent. Sans en avoir le monopole, l'héritage culturel et intellectuel français cultive peut-être mieux que quiconque cet esprit: l'esprit de sérieux, cette pose intellectuelle condescendante drapée d'arrogance (Boncenne, 1992). Il s'agit non seulement d'une violence faite aux choses, comme le dit Foucault, mais aussi au commun des mortels qui n'y entend rien.
Cette science est pompeuse, intellectualisée, triste et morte. J'en appelle à une science joyeuse, au gai savoir Nietzschéen, en arts visuels. À nourrir notre rapport aux œuvres dans la jubilation, le vivant, le sensuel. Prenons "Le Joyeux Violoniste" (1623) de Gerrit van Honthorst (illustration). On peut certes rédiger de savantes analyses de ce tableau, le replacer dans son contexte social et historique, en comprendre l'héritage du Caravage, etc. Mais on peut aussi l'admirer pour l'élan vital qu'il dégage. Car il rit, le bonhomme! J'en appelle aussi à une réappropriation du rire, du joyeux en arts, dont nous avons bien besoin: "Peut-être suis-je le mieux placé pour savoir pourquoi l'homme rit seul: il souffre seul si profondément qu'il n'a pas pu faire autrement que d'inventer le rire. L'animal mélancolique et malheureux est, comme de juste, le plus gai." (Nietzsche, 1884-1885, 36[49], p.303; italiques dans le texte)
Je ne prétends pas que les artistes doivent produire davantage d'œuvres flirtant avec le rire et l'humour - encore moins la légèreté. Ni que les critiques et les théoriciens doivent s'interdire d'interpréter et d'analyser les œuvres d'art avec profondeur et érudition. Je prétends que les uns et les autres se doivent de descendre dans la rue et s'insérer dans l'élan vital des spectateurs qu'ils désirent rejoindre. Le contraire de l'esprit de sérieux n'est pas la légèrté, encore moins l'insignifiance. Le contraire de l'esprit de sérieux, c'est l'autodérision, c'est la transparence, c'est l'accessibilité - le dialogue. Des auteurs et critiques soulignent, par ailleurs, qu'il est hasardeux voire suicidaire de critiquer - encore moins de remettre en question - le travail de ses contemporains, particulièrement dans un milieu aussi petit que celui des arts visuels à Montréal. Fabien Loszach en a fait il y a quelque temps une démonstration magistrale en décortiquant et traduisant un texte de galerie présentant une exposition, en 2009.
Des exemples récents militent également pour le dialogue et la déconstruction des discours abscons. Deux me paraissent particulièrement rafraichissants. Clément de Gaulejac a publié y a quelques mois Le Livre noir de l'art conceptuel, jubilatoire série de dessins dérisoires et hilarants déboulonnant un pan entier de l'histoire de l'art récente. Œuvre artistique à part entière, dialogue avec l'histoire mais aussi et surtout dialogue avec le lecteur/spectateur. Un deuxième exemple m'a été signalé par l'éditeur de ratsdeville: une jeune artiste britannique, Charlotte Young, a enregistrée une vidéo où elle dit son "artist statement" (sa démarche artistique) en le sous-titrant, faisant ainsi preuve d'une autodérision tout à fait délicieuse. Elle lève le voile de l'érudition convenue de ce genre d'exercice en nous montrant sa réalité crue et prosaïque; ainsi cette phrase de sa démarche: "For the main parts, my work is concerned with narratives, its varying forms and renderings" devrait être comprise comme: "I like stories, different kinds of stories."
Ces deux jeunes artistes appellent à un gai savoir artistique, ancré dans le dialogue vivant - une saine forfaiture à l'encontre des détenteurs du discours savant. Faute de dialogue, l'art se condamnera à un obscurantisme et à un élitisme qui en bout de piste fera de lui le seul perdant. Faute de dialogue, le langage des critiques et théoriciens deviendra, aux yeux des néophytes, aussi risible que les formules alambiquées de Lynda Tremblay.
Notes
- Un merci particulier à Pierre Gaulin, un de mes "amis" Facebook qui a compilé de nombreux passages des émissions de Lynda Tremblay.
- Qu'on ne se méprenne pas: j'ai une admiration quasi inconditionnelle pour Régine Robin, qui est l'une des très grande intellectuelles québécoises. Et je mépise encore moins Lynda Tremblay, qui a le rare mérite de la passion. On doit prendre ces deux personnes ici comme des icones, des personnages, aux fins d'illustration de mon propos.
Références
- Boncenne, Pierre (1992), Les Petits Poissons rouges: contre l’esprit de sérieux et les gens importants, Paris : Seuil.
- de Gaulejac, Clément (2011), Le Livre noir de l'art conceptuel, Montréal: Le Quartanier.
- Foucault, Michel (1971), L'ordre du discours, Paris: Gallimard.
- Nietzsche, Friedrich (1882), Le Gai Savoir, "la gaya scienza" - Fragments posthumes, été 1881-été 1882, Paris: Gallimard, 1982, Œuvres philosophiques complètes, vol.V, éd. par Giorgio Colli et Mazzino Montinari.
- Nietzsche, Frierich (1884-1885), Fragments posthumes, automne 1884-automne 1885, Paris: Gallimard, 1982, Œuvres philosophiques complètes, vol.XII, éd. par Giorgio Colli et Mazzino Montinari.
- Robin, Régine (2009), "La prolifération des signes: Tokyo: quelques propos introductifs à l'œuvre d'Éric Sadin, artiste multimédia," Intermédialités, n° 14, pp.37-50.
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