Bienveillance de l'œuvre
Insérez "œuvre d'art," "marchandise," "argent," "artiste" et "utilité" dans la même chronique et vous obtiendrez à coup sûr de nombreuses réactions. Cela a été invariablement le cas à propos de certaines de mes chroniques ici, mais aussi de conversations diverses et variées.
Limbourg brothers Les Très Riches Heures du duc de Berry (1412-1416)
Les arts occupent dans notre société une place singulière. Ils participent du tabou, du sacré, du mythique. Assimiler une œuvre d'art à une marchandise, intégrer la production artistique au système marchand, c'est les désacraliser, les rendre vulgaire, au sens ancien : l'art ne peut se confondre au commun, à l'habituel, au trivial. Car même si nous participons tous, malgré nous, au système marchand, le substrat de notre morale judéo-chrétienne répugne à lui accorder quelque valeur de noblesse. Considérer l'œuvre d'art comme marchandise heurte cette morale.
Cette problématique fondamentale ne trouve pas d'explication simple ni univoque. Jacques T. Godbout dans son magistral essai L'Esprit du don (1992) propose une piste toute simple. L'œuvre d'art se distingue d'une marchandise par le lien que l'amateur d'art entretien, à travers elle, avec l'artiste. Dans une société (utilitariste, marchande et industrielle) ou le lien producteur-marchandise est rendu invisible, l'artiste comme producteur adopte une posture extérieure au système marchand.
Godbout (1992, pp.121-23) identifie trois caractéristique de l'artiste comme mythe dans nos sociétés :
- il "se consacre entièrement au produit, sans égard à la clientèle";
- on accorde de l'importance au processus de production de l'œuvre (motivations, références, états d'âme de l'artiste);
- le "client" "participe d'une quelconque façon à la communauté des artistes".
Dans ce contexte, l'œuvre n'est pas un objet quelconque (par ex.: le "client" qui achète une œuvre d'art, malgré qu'il en soit totalement le propriétaire, ne peut en faire ce qu'il veut - il doit respecter l'œuvre). Ce statut particulier lui est conféré essentiellement par le statut mythique de l'artiste et de la relation particulière que le "client" entretient avec lui. L'amateur d'art (celui qui aime) "tend à exclure toute valeur d'usage pour se centrer sur la valeur de lien" avec l'artiste (p.126).
La nature de ce lien participe du système de don (par opposition au système marchand) :
Selon ce système d'explication, l'artiste est celui qui possède un don et l'acte artistique est l'acte de réception, de transmission au producteur de ce don. Le produit, l'œuvre d'art est le résultat de l'inspiration. En fait, L'œuvre d'art n'est pas un produit. Elle ne se situe pas dans le système de production moderne. L'artiste reçoit quelque chose qu'il transmet, et qui est contenu dans son "don", qui est son don. Émotion esthétique, beauté, quel que soit le nom qu'on donne à ce supplément, il est essentiel; et sans lui l'œuvre ne serait qu'un produit, et l'artiste aurait rejoint depuis longtemps le rang des producteurs. (p.124)
Ce lien symbolique dans le système de don peut être illustré ainsi :
Dans cette perspective, l'œuvre d'art serait un cadeau désintéressé de l'artiste à l'amateur - voire à l'ensemble de la société. Un geste noble, inscrit dans les hauteurs des cieux idéaux, du beau et du vrai platonicien. Qui ne saurait, donc, être souillé par les basses sphères du marché.
Cette vision judéo-chrétienne héritée, justement, de Platon, transparaît dans le grand classique de l'anthropologie du don, œuvre fondatrice de la discipline, l'Essai sur le don de Marcel Mauss (1923). Le don (et particulièrement celui de l'œuvre d'art) semble appartenir à un âge d'or détruit par la société capitaliste. La conclusion de l'Essai sur le don est d'une incroyable naïveté, particulièrement pour un ouvrage scientifique originellement publié dans la prestigieuse revue L'Année sociologique :
Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l'obligation et de la liberté mêlés. Heureusement, tout n'est pas encore classé exclusivement en termes d'achat et de vente. Les choses ont encore une valeur de sentiment en plus de leur valeur vénale, si tant est qu'il y ait des valeurs qui soient seulement de ce genre. Nous n'avons pas qu'une morale de marchands. Il nous reste des gens et des classes qui ont encore les mœurs d'autrefois (...). Il a fallu longtemps pour reconnaître la propriété artistique, littéraire et scientifique, au-delà de l'acte brutal de la vente du manuscrit, de la première machine ou de l'œuvre d'art originale. (Mauss, 1923, p.258-60)
Pourtant, Mauss montre bien (il s'agit là de sa contribution importante) que le principe du don s'accompagne de celui de contre-don. L'artiste "donne," offre le résultat de son processus créatif à la société, à l'amateur d'art. En retour, ce dernier lui offre sa reconnaissance. Jacques T. Godbout précise: "L'artiste "a mis de sa personne" dans son œuvre, et s'attend à ce que le récepteur fasse de même. Ce n'est plus un producteur, c'est un auteur" (Godbout, 1992, p.124).
En offrant son œuvre l'artiste effectue, de fait, une offrande; une offrande qui commande, en retour, reconnaissance. Dans Les Très Riches Heures du duc de Berry des Frères de Limbourg, la miniature de janvier (illustration ci-dessus) représente les offrandes du début d'année à la Cour de Jean Ier de Berry. Ces dons ne sont pas purement désintéressés: ils cherchent, en contrepartie, la reconnaissance du Prince. De la même manière, l'offrande artistique cherche la reconnaissance de l'amateur d'art. Sans celle-ci, l'artiste ne serait qu'un pur esprit, détaché de la société, appartenant effectivement à un âge d'or qui n'a, de toutes les manières, jamais existé - pas même dans les sociétés "archaïques" étudiées par Marcel Mauss.
Il s'agit à mon sens d'un discours mythologique désincarné de la réalité sociale de l'acte artistique. Une mythologie de la bienveillance de l'œuvre d'art porteuse d'une prétendue volonté visant le bien et le bonheur de l'humanité. Cette volonté se retrouve sans aucun doute dans les motivations profondes de la plupart des artistes. Mais le système don/contre-don, dans nos sociétés, ne peut faire autrement que d'être confondu dans le système marchand. Particulièrement parce que l'artiste a un statut d'auteur et de producteur, n'en déplaise à messieurs Mauss et Godbout. Le salaire de l'artiste n'est pas que reconnaissance. Il est aussi monétaire.
Références
- Godbout, Jacques T. en coll. avec Alain Caillé (1992), L’esprit du don, Montréal: Boréal.
- Mauss, Marcel (1923), "Essai sur le don: forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques," in: Sociologie et anthropologie, éd. par Georges Gurvitch, Paris: Presses universitaires de France, pp. 143-279.
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