Le roi, le fou, le ministre, l'éminence grise, le subversif et l'économiste
Et qui ne prend plaisir qu'un prince lui commande ?
L'honneur nourrit les arts, et la muse demande
Le théâtre du peuple et la faveur des Rois.
Joachim Du Bellay, "Cependant que la Cour mes ouvrages lisait," Les Regrets (1558)
Louis Petitot et Pierre Cartellier Statue équestre de Louis XIV (1836)
Ma consœur économiste, Nathalie Elgrably-Lévy, a récemment publié un texte dans le Journal de Montréal (où elle tient chronique), qui a fait beaucoup parler de lui. Les réactions furent nombreuses, étoffées et argumentées. Son argument est simple: l'État ne doit pas agir comme "mécène" (le mot est important) en finançant des artistes qui n'ont aucune légitimité à recevoir de support financier public s'ils ne sont pas en mesure de vendre leurs œuvres sur le marché.
Je réserve ma réplique strictement économique pour une autre tribune. J'aimerais ici plutôt me pencher sur les acteurs de cette pièce de théâtre millénaire. Car manifestement, Mme Elgrably-Lévy, non contente de ne connaître ni comprendre les enjeux de l'économie des arts et de la culture (il y a des bibliothèques complètes traitant de ces sujets), ajoute le ridicule à l'insipidité en attribuant à l'État le rôle de mécène. Sa vision représente le pire de l'économisme simpliste qui ne perçoit la réalité sociale qu'à travers le prisme de petits modèles mécaniques.
Ah ! Nathalie, en bonne économiste, on t'a appris à manier ces petits modèles, comme les amateurs de bateaux en modèle réduit, qui les font flotter sur le bassin du parc, en rêvant de naviguer un jour sur le grand océan du réel.1 Malheureusement, ton modèle est non seulement réducteur, mais ne ressemble pas du tout à un bateau. Alors, puisque tu es plus habituée aux métaphores qu'à la réalité, je vais te raconter de façon imagée comment ça se déroule, là-bas, loin de ta tour d'argent.
D'abord il y a le Roi. Tu vois, sur la photo, c'est un roi, Louis XIV, en l'occurrence. Le Roi cherche à établir et à conserver son pouvoir. Pour atteindre cet objectif, il doit s'assurer de contenter son peuple. Or, le Roi, il a lu Le Prince de Machiavel. Au chapitre XXI, intitulé: "Comme[nt] se doit gouverner le prince pour s'acquérir estime," on lit:
un Prince doit montrer qu'il aime la virtù [les talents], et doit porter honneur à ceux qui sont excellents en chaque art. [...] Le Prince donc donnera récompense à ceux qui veulent faire ces choses et à quiconque pense en quelque autre manière que ce soit à enrichir sa ville ou son pays. En outre il doit en certain temps de l'année ébattre et détenir son peuple en fêtes et jeux. Et comme chaque ville est divisée en métiers ou en tribus, le Prince doit faire cas de ces groupements, être quelque fois dans leurs assemblées, donner de soi exemples d'humanité et magnificience.2
Louis XIV, tu vois, avait bien lu Le Prince. Parce qu'il a compris que pour conserver le pouvoir (et le faire grandir), il faut: (a) faire plaisir au peuple, (b) développer sa nation et (c) la faire rayonner à l'étranger. Ce sont les trois raisons pour lesquelles le Roi utilise le Trésor public pour financer les arts.
Ainsi, il paye un deuxième personnage dans notre petite galerie: le Fou. Il a le rôle de divertir le peuple, de l'amuser - même au prix de se payer la tête de son Roi - c'est son privilège. Le Roi, il a l'air très noble, ce faisant, tu comprends? Il amuse le peuple et accepte même de donner une large liberté au Fou qui se bidonne et qui fait rire tout le monde.
Mais il y a des choses plus sérieuses que le divertissement. Le Roi, il a été éduqué dans l'idée que son rôle consiste à élever sa nation aux plus hauts idéaux. Alors, il demande à son Ministre (le Roi, il ne peut pas tout faire), de favoriser le développement des arts et des sciences. Le Ministre décide alors de créer et d'encourager des Instituts, des Académies, des Musées, des Salons et de grands Événements artistiques et savants. Souvent, il s'en remet à son Éminence Grise, qui connaît dans le détail les arts et les sciences. Cette Éminence Grise est souvent un rempart entre le pouvoir du Roi et de son Ministre et les artistes et les savants. Il met en place des mécanismes et des institutions qui permettent le développement des arts et des sciences, en répondant aux idéaux de la Nation incarnés par le Roi, mais en s'assurant au mieux de ses capacités à ce que les arts et les sciences se développent selon leurs besoins et leur logique.
Parfois, c'est un peu plus difficile. Car il y a, parmi ces artistes et ces savants, des Subversifs, qui contestent le pouvoir du Roi, ou qui contredisent la morale établie par leurs idées nouvelles. Les grandes nations de l'histoire l'ont généralement été en partie grâce à eux. Mais sur le coup, tu vois, ils dérangent. Mais avec un peu de chance, l'Éminence Grise les protégera et ils pourront poursuivre leur œuvre.
Malheureusement, il y a parfois un dernier personnage qui intervient et qui vient tout bousiller. C'est l'Économiste. Autrefois, on l'appelait le Grand Inquisiteur. Le rôle de l'Économiste est de se fâcher quand l'artiste ou le savant dépasse les bornes. À ce moment, l'Éminence Grise a bien du mal à les défendre. Car l'Économiste crie haut et fort que le Roi n'a pas à payer pour ces sculptures vulgaires ou ces recherches savantes loufoques. Il recourt alors à son arme la plus redoutable: le Gros Bon Sens (autrefois, on appelait ça la Morale de l'Église). Et il en appelle au bon peuple, détenteur divin du Gros Bon Sens. Mais le bon peuple, qui travaille comme un bœuf, il n'a pas trop d'énergie à dépenser pour comprendre tous ces débats; alors il s'en remet au Gros Bon Sens de l'Économiste et se dit, qu'en effet, cela n'a pas de bon sens. Alors on brûle ou on décapite les savants et les artistes, mais aussi généralement l'Éminence Grise qui a permis ce dérapage immoral contre la Nation.
Généralement, tu vois Nathalie, c'est là que la grande Nation rêvée par le Roi, devient une toute petite nation, repliée sur elle-même. Ainsi se termine son histoire, car elle n'est plus créative ni inventive, elle se contente d'un Fou aux blagues usées à la corde, et le Roi et son Ministre, las de se battre pour la grandeur de la civilisation et l'humanisme, deviennent des gestionnaires et des comptables.
D'Alexandre le Grand à nos démocraties modernes, en passant par les Borgia, François Ier et Louis XIV, peu de choses ont changé, tu vois, Nathalie. Le Roi n'est pas un mécène: son rôle fondamental est de faire œuvre de civilisation, d'encourager le développement des arts et des sciences. Tu ne vois pas? Tant pis, je te ferai un autre jour une réponse d'économiste, avec des chiffres, des tableaux, des graphiques et des petits modèles réduits.
Références
1. Cette délicieuse image provient de: Bernard Maris (1990), Des Économistes au-dessus de tout soupçon, ou la grande mascarade des prédictions. Paris: Albin Michel, p. 68.
2. Machiavel, Le Prince, in: Œuvres complètes, Paris: Gallimard, La Pléiade, 1952, p. 359.
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