Les marchands du temple
De tous les acteurs du monde des arts visuels, les galeristes occupent un rôle singulier, qui a connu des transformations importantes au cours des dernières années. Ce sont d'abord et avant tout des marchands. Comme tout commerçant, ils se doivent de choisir les bons produits pour rejoindre la bonne clientèle qui désirera les acheter. Mais les galeristes ne sont pas des commerçants comme les autres.
James Tissot Les vendeurs chassés du Temple 1886-1894
Je suis économiste et je gagne ma vie comme consultant. Je vends donc mon expertise à des clients. Bien entendu, je me dois d'être honnête, rigoureux et de faire mon boulot au meilleur de mes connaissances et capacités, comme n'importe quel travailleur. Mais je n'ai pas la même responsabilité sociale qu'un médecin, par exemple, qui lui aussi vend son expertise à ses patients. Les diagnostics qu'il prononcent et les traitements qu'il prescrit ont des impacts beaucoup plus importants que les recommandations de mes rapports d'analyse.
De la même manière, la responsabilité sociale du marchand d'art est bien plus grande que celle du boucher ou du fleuriste. Bien que commerçant, il est également le dépositaire de la diffusion de l'œuvre créatrice d'artistes qui influencent l'évolution de nos sociétés. Depuis le début de cette chronique, je m'oppose à la marchandisation de l'œuvre d'art - qui est pour moi, avant tout, vecteur de civilisation. Le galeriste est, ainsi, constituant de ce vecteur de civilisation.
On pourrait caricaturer en classant les galeries en trois catégories :
- Les galeries "purement commerciales," celles que mes amis artistes détestent le plus, qui n'offrent, au final, que des objets de décoration et ne s'intéressent nullement à la démarche artistique, à l'œuvre, mais simplement à offrir à leur clientèle des objets correspondant à une définition convenue et conventionnelle du beau. Ces marchands ne sont dépositaires de rien d'autre que du plaisir ornemental de leurs clients.
- Les galeries "classiques" qui n'offrent que des valeurs sures, des œuvres de grands maîtres dont le travail a passé le test du temps. Ces galeristes prennent peu de risques et contribuent peu sinon pas du tout au développement de cette œuvre de civilisation.
- Finalement, il y a les galeries d'art actuel, celles qui offrent à voir et à vendre des œuvres d'artistes qui, c'est du moins l'intention, développent de nouvelles pratiques,recherchent de nouvelles voies, transforment le langage plastique.
La différence entre les deux dernières catégories de galeries est donc que les secondes devraient favoriser le développement et l'innovation des arts visuels. En ce sens, elles détiennent une responsabilité critique dans la conservation et le développement de l'œuvre de civilisation dont je parle : elles offrent une vitrine privilégiée aux artistes, un écrin, voire un incubateur pour le développement de leur œuvre.
Or ce rôle est bien imparfaitement mené par une trop grande proportion des galeristes par les temps qui courent, à mon avis. Ce défaut de mission est exacerbé présentement par deux phénomènes. D'une part l'émergence ou le développement et l'affirmation d'autres lieux de diffusion, à savoir les centres d'artistes auto-gérés, l'internet et les événements ponctuels (biennales et autres foires). D'autre part, par le trop grand nombre de petites galeries - sans compter la multiplication de galeries qui ne font que louer leurs lieux de diffusion, avec peu de critères de sélection, voire aucun.
Il y a eu une explosion du nombre de petites galeries au cours des décennies 1970 et 1980 et, si elles avaient à l'époque une certaine pertinence, elles ont acquis, avec le temps, une inertie qui les rend indélogeables, malgré la récurrence de leurs difficultés structurelles (financières notamment).
Le problème fondamental de nombre de galeries d'art contemporain (à Montréal comme dans la plupart des grandes villes du monde, du moins en Occident) est qu'elles ne jouent plus leur rôle. Celui de créer un lien entre les artistes et le public, d'accompagner les premiers dans l'épanouissement de leur démarche et de faire cheminer les seconds dans leur compréhension de l'art actuel.
Je prétends qu'on peut compter sur les doigts d'une seule main les galeries d'art actuel dignes de ce nom à Montréal. La proportion est grosso modo la même dans la plupart des grandes villes du monde que je connais. Ces galeries qui ont, certes, une mission commerciale et qui doivent vivre de leur travail (tant mieux!) tout en s'investissant, au propre comme au figuré, dans le développement des arts visuels. Qui militent pour le dialogue entre les artistes, les œuvres, et le public. À jouer pleinement, sérieusement et rigoureusement présenter des expositions et des événements signés par un commissaire digne de ce nom. Sans compter l'importance du rôle de médiateur, rôle primordial du galeriste sérieux.
Bien évidemment, ça prend des "reins solides," comme on dit. Particulièrement dans un contexte où les autres lieux de diffusion prennent de plus en plus de place. Mais ce rôle de commissaire est essentiel - et n'est surtout pas réservé aux grandes institutions muséales. En Anglais, on les nomme "curator" qui est directement issu du latin cura signifiant "prendre soin," "se soucier."
Trop, beaucoup trop, de galeries d'art actuel ne prennent pas soin, ne se soucient pas du développement de l'art contemporain. Elles ne sont que des lieux physiques d'exposition d'œuvres contre rémunération. Au nom de la liberté de création, elles offrent à voir des expositions médiocres, des œuvres sans réflexion ni accomplissement, se rendant coupable d'une "lâche prostitution des consciences," comme le disait Bossuet.1 Elles ne font pas, ou si peu, leur travail de commissaire et de médiateur. Combien de galeries n'offrent à peu près aucune documentation pour éduquer leur public? N'investissent même pas quelques heures de travail pour produire ne serait-ce qu'un feuillet explicatif et interprétatif de l'exposition qu'elles offrent? Depuis une quinzaine d'années, le mal ne fait qu'enfler. Au final, ce sont les artistes qui y perdent, et le développement de leur œuvre de civilisation.
Je milite pour la mise en place d'un code professionnel des galeries, qui dépasse les vagues codes déontologiques (que les associations canadiennes n'ont même pas, à ma connaissance : ni l'Association des marchands d'art du Canada pas plus que l'Association des galeries d’art professionnelles du Québec ou l'Association des galeries d'art contemporain, alors qu'existe un mince code déontologique de l'Art Dealers Association of America). Un tel code de conduite devrait :
- assurer aux artistes un accompagnement à long terme hors des considérations marchandes;
- s'engager auprès de la société un "retour" par une documentation de niveau muséal des œuvres exposées (consignées, par exemple, dans une base de données uniformisée);
- proposer au public des activités de médiation digne de ce nom pour toutes les expositions qu'elles présentent.
Un tel code de conduite obligerait les galeries à prendre véritablement leurs responsabilités sociales. Dans l'espoir que le travail des quelques galeries qui le font déjà soit davantage reconnu par le public non initié qui s'y perd présentement, d'une part, et que, d'autre part, celles qui désirent s'y investir puisse recevoir un appui public digne de ce nom.
Références
1. Bossuet, Défense de l'histoire des variations contre la réponse de M. Basnage, in Œuvres complètes de Bossuet, Paris : Lefèvre - Gaume Frères, 1836, tome VI, p. 350.
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