Intimité de la violence
Les arts visuels entretiennent un lien paradoxal avec l'intimité. D'une part, la création de l'œuvre se fait généralement dans la plus parfaite intimité, dans l'espace clos d'une zone de mise en danger personnelle. D'autre part, la diffusion de cette œuvre implique nécessairement le bris d'intimité, mais généralement sans contact avec l'auteur de l'œuvre. Dans la contemplation de l'œuvre naît une nouvelle intimité, entre l'œuvre et le "spectateur". Une expérience esthétique qui n'appartient qu'à ce dernier.
photos : Ianik Marcil
La performance, qui, malgré qu'elle soit à la croisée du théâtre, de la danse, de la poésie déclamée, et que sais-je encore, trouve essentiellement et étrangement sa source chez les plasticiens. Comme si la solitude de l'intimité était insupportable et appelait un besoin criant de rejoindre l'autre.
La semaine dernière, le Péristyle Nomade présentait à Montréal la 4e édition de son "Écho d'un fleuve," trois jours regroupant des dizaines de performeurs. Le thème cette année était "IN/EX": "Comment l'espace INtérieur de nos demeures peut-il rencontrer l'espace EXtérieur de notre ville? Quelle forme d'INtimité peut-on retrouver sur le territoire urbain avant de basculer dans l'EXtimité, ce besoin de se dévoiler publiquement?" (extrait du feuillet de présentation).
Un des espaces de création au café coopératif Touski était investi par plusieurs performances indépendantes, le "Cabaret exponentiel" du commissaire Nicolas Rivard. Les performeurs interrogeaient tous à leur manière le fil de tension entre l'intimité et la représentation publique, tout en contaminant l'un l'autre leurs différentes performances.
Les membres du Collectif Immaculer, vêtus de blanc, purifiaient symboliquement les spectateurs et autres performeurs en leur lavant les pieds sous le chant harmonieux de Karine Bouchard, bousculant leur intimité autant que Francis O'Shaughnessy ou le collectif Tous qui, dans une théâtralisation du rapport à l'autre bousculaient, souvent littéralement, les passants. Karine Turcot (photos), en disséquant d'énormes serpents devenant à la fois troublantes parures et écrins des réflexions de l'artiste sur son rapport à l'autre, cherchait à communiquer avec les spectateurs sans réciprocité, créant ainsi l'inconfort. Réactions d'inconfort et de surprise, aussi, des performances de "noise" de "Hydrocarbure" du trio post-apocalyptique formé de David Martin, Étienne Legast et François Pedneault.
Un ensemble de performances, donc, qui brise l'intimité dans l'espace public, dans un lieu festif, même (la cour intérieure d'un restaurant de quartier). L'intimité, comme concept "pur" est un espace sans enjeux relationnels. La sortie de l'intimité s'inaugure en entrant dans la relation sociale. Cassure et violence. Car cette entrée en relation émerge dans la violence, la violence innée de la mise en relation, le bris de l'intimité, telle la métamorphose de la chrysalide.
La performance cherche cette violence, bien sûr, mais cherche surtout à la questionner. Questionner la mise en relation sociale et questionner la relation du langage artistique dans l'agora. L'altération de l'espace et des objets, en transformant le corps (celui de l'artiste et celui des autres) recrée le langage, pierre angulaire de la relation sociale. D'où la violence et l'inconfort. Mais aussi ancrage dans le réel et dans l'instant: "Il n'y a d'unité du monde que dans le moment dispersif où nous allons au-devant des autres avec une utopie de l'instant, un théâtre du futur. Quand chacun se porte responsable de tous les autres, alors le monde s'accomplit comme monde" (La Chance 2011, p.73).
C'est là que la nécessité de la performance trouve tout son sens pour les arts visuels. Un formidable appel d'air, un cri existentiel de l'artiste visuel qui sent que l'art se doit d'être performatif, de s'insérer dans l'espace social et, surtout, en questionner la finalité et l'immédiateté: "La performance se distingue des autres formes d'expression artistique en ce qu'elle est une pratique sociale; et ses matériaux essentiels doivent inclure la reconnaissance de relations sociales immédiates" (Robertson 1991, p.39).
Bien plus, la performance (et le "Cabaret exponentiel" le démontrait avec brio), interroge notre mode de spatialisation contemporain, où est confondu la forme et la matière, où nos rapports de coexistence sont instrumentalisés et mécanisés (Ledrut 1990, p. 109) dans la domination paradoxale de l'extériorité, dans un monde qui déifie l'individualisme. L'ère de l'égo public, d'un besoin hurlant d'être présent aux autres. De dominer l'agora tout en protégeant jalousement l'intimité et l'unicité de l'individu comme sujet isolé. Pourtant, la relation à l'autre se fait dans l'asymétrie, en "bordant l'intimité sans s'y confondre" (Rousseau-Dujardin 1986, p. 74).
Ce que la performance et le "Cabaret exponentiel" interrogent, c'est bien plus que le lien social ou la communication, donc, mais la communion. Terme oublié, évacué, qui renvoie à l'intimité véritable: celle de l'absence des enjeux mais de la présence à l'autre - non pas simplement de l'autre. "Seul à seul avec une œuvre, seul à seul avec l'autre, un autre qui n'est même pas au courant de cette expérience, de cette approche, qui ne connaît pas qu'il est connu, véritablement, profondément : le monde de celui-là devient le monde de celui-ci. Intimité profonde discrète, totale" (Ionesco 1967, p. 126).
Références
- Ionesco, Eugène (1967), Journal en miettes, Paris: Mercure de France.
- La Chance, Michaël (2011), "Sacralisation et profanation du geste performatif: sept remarques faciles," Inter Art actuel, no. 107, pp. 66-73.
- Ledrut, Raymond (1990), "L'homme et l'espace" in: Jean Poirier (dir.), Histoire des mœurs, Paris: Gallimard, La Pléiade, tome 1, pp. 59-114.
- Richard, Alain-Martin et Clive Robertson (1991), Performance au/in Canada, 1970-1990, Québec-Toronto: Interventions-Coach House Press.
- Robertson, Clive (1991) "La performance au Canada de 1970 à 1980: origines d'une nécessité" in: Richard et Robertson (1991), pp. 28-40.
- Rousseau-Dujardin, Jacqueline (1986), "Une relation particulière," Autrement, no 81, L'intime: protégé, dévoilé, exhibé, pp. 68-74.
Le "Cabaret exponentiel" : dans le cadre de IN/EX: parcours hors les murs, l'Écho d'un fleuve, quatrième édition, un événement annuel du Péristyle Nomade; Facebook.
Commissaire: Nicolas Rivard (Directeur de production)
- "Adam et Ève et la pomme" - performance de Alvaro Montana et Maxilie Martel-Racicot.
- "Péché originel: de l'émotion à une histoire de la classification" - performance de Karine Turcot - Site; Facebook.
- "Chronique d'une saison" - performance de Élise Bergeron, Jessica Viau et Joannie Douville (Collectif En Cohorte) - Site.
- "Immaculer" - performance de Charles-Antoine Blais Métivier, Cusicoyllor Espinoza et Karine Bouchard (Collectif Immaculer).
- "Révélation de salle de bain ou avoir de la fuite dans les bécosses" - performance de Marie Giro.
- "Hydrocarbure" - perfromance de David Martin, Étienne Legast et François Pedneault.
- "Musée sentimental" - performance de Francis O'Shaughnessy - MySpace; Facebook.
- "Mener large" - performance de Bryan Morneau, Florence Blain, Frédéric Nadeau, Harmonie Fortin-Léveillé et Sandy Bessette, mise en scène par Xavier Malo (Collectif Tous) - Site.
- Installation vidéo de Yan Chevalier, scénographie par Christian Guay-Poliquin; figurants: Jérôme Décarie, Nicolas Gagnon et Sandra Girard.
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.