Le lampadaire et l'œuvre d'art
Ma dernière chronique a suscité beaucoup de commentaires. J'y prétendais, essentiellement, qu'une œuvre d'art ne se "consomme" pas, à tout le moins pas de la même manière qu'un hamburger, car elle possède certaines caractéristiques qui lui sont propres: unicité, expérience esthétique transcendantale, etc.
En cela, l'œuvre d'art (c'est vrai des arts visuels comme de la littérature, peu importe la discipline) ne peut être "demandée" comme on demande un hamburger – car je ne sais pas avant de l'avoir consommée ce qu'elle m'apportera. On m'a fait remarquer qu'il pouvait en être de même du premier hamburger. Cela est vrai, j'ai pris un raccourci rhétorique qui biaise mon argument: le point de vue individuel. J'aurais plutôt du prétendre que la "demande pour les œuvres d'art" dans son ensemble, la société, ne peut "demander" l'œuvre de Van Gogh avant qu'elle n'émerge de l'esprit créateur de l'artiste et apporte, ainsi, une révolution.
Victor Dubreuil Money to Burn (1893)
D'autre part, on m'a également fait remarquer qu'il existe, tout de même, un "marché de l'art." Certes et je ne le conteste pas – il existe en ces temps marchands, un marché pour tout et n'importe quoi. Ma position était simplement que l'œuvre d'art a un statut que d'autres "marchandises" ne devraient pas avoir. Mon point de vue est normatif bien plus que démonstratif. Le même argument pourrait s'appliquer à la biodiversité ou à l'ADN. Il est des objets physiques qui ne devraient pas avoir le même statut social, éthique, juridique ou politique que les hamburgers.
Parlant de politique, le Canada est en pleine campagne électorale depuis quelques jours. Il y a fort à parier, bien entendu, qu'ici comme ailleurs le soutien étatique aux arts (et particulièrement aux arts visuels) ne soit pas mentionné une seule fois dans les débats. Pourtant, justement, le rôle de l'État dans le développement des arts est essentiel, parce que l'œuvre d'art n'est pas une marchandise de divertissement, un "bien de consommation culturelle." Si je distingue l'œuvre d'art du hamburger, je la distingue aussi des produits culturels de masse. Cela ne constitue pas un jugement esthétique ou moral: simplement, les besoins structurels d'un centre d'artistes ou d'une compagnie de danse ne sont pas les mêmes que ceux d'un magazine, par exemple – pourtant, les deux relèvent en partie du même système de financement au Canada.
Pourquoi? Parce que la production artistique est ce que les économistes appellent un "bien public."
Supposons que vous habitiez un segment de rue mal éclairé, dépourvu de lampadaires. Stéréotypons et disons que cela fait en sorte que les femmes ont peur le soir venu de marcher sur votre rue, particulièrement votre voisine Agathe. Pourquoi Agathe ne fait-elle pas installer un lampadaire, alors? Parce que ça coûte très cher. Quelles sont les solutions théoriques à ce problème? En gros, les économistes en voient trois :
- Trouver une solution collective ou communautaire: tous les voisins pourraient se cotiser pour financer l'achat du lampadaire. Une des raisons majeures qui fait en sorte que cette solution fonctionne difficilement est le problème du resquilleur ("free rider"): si tous mes voisins paient pour le lampadaire, pourquoi je cotiserais, puisque j'en bénéficierai? Un moyen de contournement à ce problème est une forme organisée de solution collective, comme la coopérative ou le syndicat. Mais à moins de contraindre tous les individus touchés par le problème à être partie prenante de cette organisation, le problème du resquilleur demeure.
- Une deuxième solution consiste à ce que l'État, justement, contraigne les citoyen à participer au financement de ce bien public. Il y a maints exemples de cette formule: un régime d'assurance-santé obligatoire, par exemple.
- Finalement, une troisième solution serait que l'État finance directement l'acquisition de cet équipement – ce qui est le cas de notre lampadaire – par la levée d'impôts et de taxes obligatoires.
Le lampadaire est donc un exemple typique de "bien public," et c'est la raison pour laquelle l'État en finance l'acquisition. De la même manière, une œuvre d'art (le cas des spectacles diffère à plusieurs points de vue) peut partager avec le lampadaire des caractéristiques de biens publics. Elle peut bien entendu être un bien privé acquis par un individu pour son usage exclusif. Mais si elle se trouve dans une collection privée, il n'y a que son acquéreur (et ses invités!) qui en bénéficie. Elle perd son statut "public."
En revanche, nous pouvons décider, collectivement, que certaines œuvres d'arts soient accessibles à tous, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'économie ou la politique. Parce que l'œuvre d'art partage une autre caractéristique avec certains biens publics: des "externalités positives." Toute activité humaine, pour les économistes, a potentiellement des externalités, positives ou négatives. Une externalité négative classique est la pollution: l'usine qui produit des boulons produit aussi de la pollution. Elle n'a aucun intérêt économique à réduire cette pollution, qui a pourtant un coût pour l'ensemble de la société (si on s'en tient uniquement à l'économie: soins de santé, par ex.). Inversement, un bien public peut avoir des externalités positives. Par exemple, notre fameux lampadaire réduit l'insécurité des citoyens, la nuit venue. Mais il peut produire également certaines externalités positives: augmenter la valeur des maisons ou des loyers (la rue est plus accueillante) ou bénéficier à votre voisin Jean-Guy lorsqu'il rentre saoul le soir en lui permettant d'ouvrir plus facilement sa serrure, mieux éclairée.
De la même manière, les œuvres d'art ont de nombreuses externalités positives. Ce qu'elles "produisent," c'est d'abord l'expérience esthétique individuelle dont je parlais dans ma dernière chronique. Elles sont semblables au lampadaire pour Agathe. Mais elles ont également des répercussions qui dépassent notre jouissance individuelle. L'urbaniste américain Richard Florida (2002; 2005) a ainsi démontré que les villes connaissant le plus grand essor économique étaient celles au sein desquelles on retrouvait une forte "classe créative." Bien plus, dans certaines de ses analyses, il soutient que la présence massive de biens culturels, d'œuvres d'art dans l'environnement (et pas seulement dans les musées), favorisaient l'attraction de cette "classe créative" (entre autres facteurs, bien entendu), et donc, au final, le développement économique des villes. C'est en quoi les œuvres d'art produisent des externalités positives – notamment économiques – qui dépassent bien largement la jouissance d'une petite élite cultivée mais bénéficie à l'ensemble de la communauté.
Les arts visuels sont en grande partie un bien public qui produisent des effets positifs dont bénéficient l'ensemble des citoyens. Voilà pourquoi, en termes purement économiques, l'État doit contribuer à leur essor. Je ne prétends pas que seul l'État doit y contribuer, loin s'en faut! Plusieurs acteurs de l'écosystème économique y ont aussi un rôle. Mais à l'instar de notre lampadaire, il y aura toujours, et il y a toujours eu, des embuches majeures à son essor sans aide publique. Restera, également, la nécessité de répéter haut et fort, sans cesse, que la valorisation du développement des beaux-arts bénéficie à l'ensemble de la société, y compris économiquement.
Références
Florida, Richard (2002), The Rise of the Creative Class, And How It's Transforming Work, Leisure and Everyday Life, New York: Basic Books.
Florida, Richard (2005), Cities and the Creative Class, New York: Routledge.
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