Ceci n'est pas une œuvre d'art
L'art underground, alternatif, marginal, contestataire - peu importe le vocable qu'on lui donne / qu'il se donne - se positionne par définition en opposition à l'art "officiel," conventionnel ou commercial.
Comme économiste, j'essaie, depuis le début de cette chronique, de cerner ce qui distingue l'œuvre d'art d'un autre objet qui est produit, vendu et acheté, d'une marchandise comme un hamburger, une voiture, un ordinateur ou une brosse à dents. À mon sens, l'œuvre d'art se distingue par les caractéristiques suivantes :
- elle est unique et non reproductible
- elle a un prix qui n'est pas fonction de ses qualités intrinsèques (les matériaux utilisés, la quantité de travail nécessaire à la produire, etc.)
- procure une expérience esthétique transcendante en transformant le rapport au monde de son spectateur
Par cette dernière caractéristique, plus particulièrement, elle s'inscrit hors du système marchand. Plus spécifiquement, elle s'oppose à l'objectivisation du système marchand. En effet, ce qui caractérise le système économique est de transformer les relations en objet et d'occulter le "sujet" (au sens philosophique du terme). Dans le système économique, je ne suis plus un homme: je suis un consommateur, un contribuable, un travailleur, un chômeur, un étudiant, etc. (Et c'est la raison pour laquelle les exclus est le terme adéquat pour ceux qui sont à l'extérieur: ils ne sont pas un objet du tissus de relations économiques.)
Étrangement, la force (paradoxale) de l'économie marchande et de la pensée économique est de se détacher autant que faire se peut de cette objectivation. L'humain n'a pas envie d'être traité comme un objet. Pourtant, comme consommateurs, nous ne sommes, au final, qu'une statistique pour les instituts de recherches et un chiffre d'affaires pour les entreprises. Mais puisque nous sommes un sujet, un humain, nous désirons avoir au moins l'illusion d'être traités comme tel: d'où la force du marketing et de la publicité, de "l'expérience client" et des mille ruses psychologiques pour nous émouvoir et influencer notre comportement.
En ce sens, donc, la production artistique ne diffère pas, formellement, de la production des marchandises. L'artiste cherche à nous émouvoir, à influencer notre comportement pour que nous "consommions" son œuvre (ne serait-ce qu'en l'admirant dans une galerie ou un musée).
Qu'est-ce qui distingue, alors, l'œuvre d'art d'une marchandise? Poser cette question, c'est poser la question: qu'est-ce que l'art? Vaste question, s'il en est. Le philosophe américain Nelson Goodman, dans un texte célèbre ("When is art?", chap. IV in Goodman, 1978), propose une réponse intéressante.
Il se demande: qu'est-ce qui distingue des cailloux cueillis dans la rue et exposés dans une galerie d'art (une œuvre d'art, donc), des mêmes cailloux qui seraient restés dans la rue? Goodman suggère que la question "qu'est-ce que l'art" n'est pas la bonne question; on doit plutôt se demander "Quand y a-t-il de l'art?" ("when is art?"). Sa réponse est simplissime: lorsque le spectateur décide qu'il y a de l'art!
Ainsi, si je décide que les cailloux dans la galerie sont de l'art, c'est de l'art. CQFD. Inversement, "une toile de Rembrandt peut cesser d'avoir la fonction d'œuvre d'art lorsqu'elle est utilisée pour remplacer une vitre cassée ou comme couverture" (Goodman, 1978, p. 67).
Cette vision est très pratique. Elle permet de trancher définitivement le débat sur le beau transcendantal, la valeur de l'œuvre d'art, sa pérénnité comme œuvre et le relativisme socioculturel. Si monsieur X considère qu'un pastel acheté sur la rue du Trésor à Québec ou sur la place Jacques-Cartier à Montréal dans les stands pour touristes est une œuvre d'art mais qu'un des chiens de Jeff Koons ou un ready-made de Duchamp ne l'est pas, grand bien lui fasse, c'est lui qui le décide. Et si madame Y, professeure de théorie critique à l'UQÀM décide l'inverse, c'est kif-kif bourricot.
Il s'agit d'une position aux conséquences importantes :
- Subjectivisation complète de l'œuvre d'art - il n'y a aucun critère intrinsèque (matériaux, effort, talent, intention de l'artiste) pour distinguer une œuvre d'art d'une banane
- Relativisme total - les institutions (critiques, histoire de l'art, musées, galeries, collectionneurs publics, État, conseils des arts) n'ont pas le monopole de la définition de ce qu'est une œuvre d'art
- L'intention de l'artiste n'entre pas en jeu - ce que vous décidez, comme artiste, être une œuvre d'art le sera, ou pas, selon ce qu'en décide le spectateur
Cette dernière conséquence est fondamentale: l'intention, la pensée, la démarche de l'artiste compte pour des prunes. Que Duchamp, Koons ou monsieur Tremblay sur la place du Tertre (ou la rue du Trésor, ou la place Jacques-Cartier) considèrent leur production comme œuvre d'art ne changera rien au jugement du spectateur. Monsieur X ou Madame Y le décident et tant pis pour l'artiste et sa démarche.
C'est donc le triomphe du système marchand, encore une fois! Car le système marchand est aveugle aux intentions. Peu importe qu'on trouve complètement inutile ou débile de produire une patate mauve qui brille dans le noir, s'il y a des consommateurs qui décident de l'acheter à tel prix, ladite patate deviendra marchandise aussi légitime aux yeux du marché qu'une voiture ou un manteau d'hiver.
Dans cette perspective, l'art underground, marginal, etc., est dans un cul de sac, car il s'auto-définît: l'underground crie son intention, celle d'être en marge des courants culturels dominants. Mais le spectateur, celui qui décide "quand y a-t-il de l'art" ne s'intéresse pas à cette intention: il décide si oui ou non, il s'agit d'art. Pire: c'est le spectateur (sont inclus dans cette catégorie les "institutions" - critiques, théoriciens, musées, État, etc.) qui tue le caractère marginal de l'underground, l'underground d'hier devenant le "mainstream" d'aujourd'hui. On a qu'à penser à Dada, Duchamp, voire Van Gogh ou les Impressionnistes.
Ce cul-de-sac de l'underground (il y a des centaines d'événements officiels promouvant l'underground, des festivals "Fringe" aux musées qui y consacrent des expositions luxueuses) illustre, à mon sens, le cul-de-sac d'une définition subjective de l'art à la Goodman. Et, parallèlement, le cul-de-sac de la vision marchande non seulement des beaux-arts, mais aussi de l'ensemble de notre société. En objectivant complètement les relations humaines et en les transformant en "fonction" (la fonction de consommateur, travailleur, etc.) par une paradoxale hyper-subjectivisation, on tue ce qu'il y a de fondamental dans notre subjectivité: nos intentions, notre démarche et notre discours.
Ce qui est le matériaux premier de l'artiste. Et ce qui apporte, pour moi, la véritable expérience esthétique. L'urinoir de Duchamp comme "La chambre à coucher" de Van Gogh apportent à l'humain, au sujet, qui les admire, un "quelque chose" qui est une expérience totalement différente de celle qu'apporte la consommation d'un légume, fut-il une patate mauve qui brille dans le noir. Ce "quelque chose," c'est l'expérience esthétique. Qui doit rester hors du système marchand.
Un problème demeure : le "je" subjectif qui connaît cette expérience esthétique a aussi une fonction dans la société: acheteur de billet pour le musée, d'une sculpture ou ministre de la Culture qui soutient financièrement la production artistique. Doit-on laisser à ce dernier le droit de décider "quand y a-t-il" de l'art?
Références
Goodman, Nelson (1978), Ways of world-making, Indianapolis: Hackett.
Commentaires