L'Art de ruelle au musée
La petite fille de ma blonde a appris à la maternelle que les graffitis, c'était mal. Lorsque nous sommes passés devant un magnifique graffiti (voir photo), elle s'est instantanément exclamée: "C'est mal de faire des graffitis." (Ironiquement, il s'agit en fait d'une série de graffitis composant une magnifique murale, commissionnée par un organisme communautaire d'insertion sociale pour adolescents.) Au-delà du fait que j'eus été outré qu'on inculque ce genre de diktats moraux sans nuance à de jeunes enfants, j'étais heureux de constater que le graffiti conserve encore sa valeur subversive et sa saveur de révolte.
Car depuis quelques années, il semble que le "street art" (graffiti, land art, etc.) s'institutionnalise de plus en plus (cf Cormier, 2006 et Kaizen, 2007). Le phénomène n'est pas nouveau et touche plusieurs formes d'art difficilement "institutionnalisables," la performance, par exemple (Wheeler, 2003). Les arts vivants, in situ ou éphémère sont par nature le casse-tête des conservateurs de musée. Le street art, entendu comme une action illicite altérant l'apparence une propriété privée ou publique, quant à lui, est généralement le casse-tête des conservateurs, au sens politique du terme, cette fois.
Le street art est en effet avant tout une pratique contestant les institutions, que ce soient les galeries, les musées ou plus globalement la propriété privée (pour un portrait assez complet, on consultera: Mathieson, 2009, Peiter, 2009 et Seno, 2010). L'institutionnaliser relève non seulement du paradoxe, mais d'une contradictio in terminis. Pourtant, nombre d'œuvres du street art se retrouvent maintenant dans les musées ou les salles aux enchères.
Trois exemples :
- À New York, Keith Haring (1958-1990) s'est fait rapidement connaître par ses graffitis dans le métro de New York, des interventions illégales motivées par le désir de mettre l'art à la portée de tous. Devenu une vedette internationale de l'art contemporain, il a fait fortune en vendant, notamment, une tonne de produits dérivés (porte-clés, figurines, t-shirt, yoyos, parapluies et même des condoms - qu'on peut toujours acheter sur le site web de sa fondation). Des rétrospectives ont été présentées dans tous les grands musées du monde, y compris au Musée des beaux-arts de Montréal, en 1998.
- C'est en Grande-Bretagne, à Bristol, que Banksy (né en 1974?) s'est fait connaître à compter des années 1990 par ses magnifiques pochoirs sur les murs de la ville. Personnage intriguant, dont on ne connaît pas la véritable identité, ses œuvres se sont pourtant vendues à plusieurs dizaines de milliers de livres à l'encan chez Sotheby's il y a quelques années (Roberts, 2007).
- Plus près de moi, Zïlon (né en 1954), a fait les beaux jours du Montréal underground des années 1980. Peintre, graffiteur et musicien, il a notamment été l'un des animateurs les plus en vue du centre-du-monde de l'underground montréalais, le bar les Foufounes électriques. Ses graffitis se retrouvent un peu partout à Montréal. Mais l'underground est sorti au grand jour depuis quelques années: à l'automne dernier, Zïlon exposait à la galerie MX, une galerie "commerciale" très in de Montréal, au vernissage de laquelle se retrouvait de beaux spécimen du monde des affaires et de la finance de Montréal.
On pourrait multiplier les exemples de ce genre. Comment expliquer qu'un art contestataire, anti-institutions, soit récupéré par les institutions les plus iconiques des arts visuels et du capitalisme commercial? Par quelle logique des œuvres "non commandées" (Seno, 2010 parle joliment de "uncommissioned urban art", difficilement traduisible) et destinées à être hors circuit entrent-elles dans la danse de la logique des collectionneurs?
Il y a dans l'histoire de l'art de nombreux exemples d'artistes qui se sont volontairement placés en marge des institutions officielles. Le Salon des refusés de 1863 à Paris réunissait des œuvres qui n'avaient pas été retenues au Salon de peinture et de sculpture, une institution officielle appuyée par l'État et dirigée par l'Académie des Beaux-Arts, passage obligé pour les artistes désirant obtenir un statut "officiel" (leur permettant notamment de recevoir des commandes de l'État). Le Salon des refusés marque le début d'une certaine modernité et de la notion d'avant-garde dans l'histoire de l'art en France: on y retrouvait des œuvres de Manet, Pissaro, Whistler ou Fantin-Latour (cf. Desnoyers, 1863). Même si ces artistes se plaçaient en marge de l'Académie, ils recherchaient néanmoins une reconnaissance officielle, qui leur fut accordée par Napoléon III. Néanmoins, ils demeuraient en marge d'une autre institution: les critiques, qui, au mieux, descendirent en flamme ces œuvres ou, au pire, passèrent l'événement sous silence.
Au début du 20e siècle, Dada s'est également placé hors des circuits académiques et commerciaux. Comme celles des "refusés," les œuvres des dadaïstes se retrouve maintenant au Panthéon de l'histoire de l'art et du système marchand. Plusieurs artistes se sont également placés sciemment en marge des institutions, par mépris, désintéressement ou par nécessité intérieure de vouloir créer et ne rien faire d'autre que créer. Ce que Marc-Aurèle Fortin désire, par exemple, "c'est de peindre, et non pas de se constituer clientèle ou fortune. Il choisit de mener une vie frugale et solitaire, pour que toutes ses énergies soient employées à son art" (Robert, 1985, p. 74).
Mais encore une fois, toutes ces œuvres, tous ces artistes ont été éventuellement récupérés par le système marchand, comme c'est le cas de Banksy et al. À mon sens c'est qu'il existe une tension paradoxale entre le désir de marginalisation et la puissance du système capitaliste et marchand. Cette puissance s'explique par l'hégémonie de la logique marchande sur l'ensemble de la société. On peut avoir recours au concept d'"hégémonie culturelle" Gramsci (1983, vol. 3, p. 58) selon lequel la révolution prolétarienne prédite par Marx n'a pas eu lieu pour une raison idéologique et culturelle davantage que politique ou économique: l'incroyable force de l'idéologie dominante fait en sorte que ses représentations culturelles (individualisme, consumérisme, reconnaissance, statut social) font en sorte que le peuple est aveuglé par elle et ne prend pas conscience de la possibilité de son renversement. Je crois personnellement que la plupart des "street artists" cèdent ou cèderont un jour ou l'autre à cette soif de reconnaissance, sinon de gain monétaire. Je ne fais pas ici jugement de valeur : je constate un paradoxe très fort dans leur démarche, une tension qui est peut-être, à un certain degré, le moteur de leur créativité, malgré eux, tension qui me semble présente dans ce texte de Banksy (in Seno 2010, p. 6):
"To some people breaking into property and painting it might seem a little inconsiderate, but in reality the 30 square centimeters of your brain are trespassed upon every day by teams of marketing experts. Graffiti is a perfectly proportionate response to being sold unattainable goals by a society obsessed with status and infamy. Graffiti is the sight of an unregulated free market getting the kind of art it deserves. And although some people might say it's all a big waste of time, no one cares about their opinion if their name isn't written in huge letters on the bridge into town."
NB: Un merci particulier à Karine Turcot pour m'avoir soufflé quelques idées centrales de cette chronique.
Références
Cormier, Brendan (2006), « Culture : Toronto as a canvas : the conflict over street art, » Next American City Magazine, 11 : 5-7.
Desnoyers, Fernand (1863), Salon des refusés : La peinture en 1863, Paris : Azur Dutil. En ligne: gallica.bnf.fr/ark
Gramsci, Antonio; Robert Paris, éd. (1983), Cahiers de prison, Paris : Gallimard, Paris, 1983, 5 vol.
Kaizen, William (2007), « The institutionalization of contemporary art: on the opening of the New ICA, Boston », Texte zur Kunst, 65.
Mathieson, Eleanor & Xavier A. Tápies, eds (2009), Street Artists: The Complete Guide, London : Korero Books.
Peiter, Sebastian, ed. (2009), Guerrilla Art, London : Laurence King Publishing.
Robert, Guy (1985), La peinture au Québec depuis ses origines, Montréal : France-Amérique (3e édition).
Roberts, Geneviève (2007), « Sotheby's makes a killing from Banksy's guerrilla artworks, » The Independent, 19 jan.
Seno, Ethel, ed. (2010), Trespass : a history of uncommissioned urban art, Cologne : Taschen.
Wheeler, Britta B. (2003), "The Institutionalization of an American Avant-Garde: Performance Art as Democratic Culture, 1970-2000," Sociological perspectives, 46 (4) : 491-512.
Commentaires