L'expérience esthétique et le hamburger
Mes confrères économistes compilent et analysent des données sur la plupart de nos comportements. Que ce soit nos habitudes en matière d'épargne, de nombre d'œufs consommés par année ou de "consommation culturelle" (cf. Statistique Canada, 2004, p. 21). Ils font même des compilations statistiques du niveau de "consommation culturelle," classant les grandes villes canadiennes selon le nombre de dollars dépensé en moyenne par habitant (Macdonald, 2010).
Je déteste l'expression: "consommation culturelle." Consomme-t-on un Van Gogh, une pièce de Schönberg, une prestation de Marie Chouinard ou un roman de Saramago comme on consomme une voiture, un ordinateur, une veste ou un hamburger? Notre réflexe a priori est de s'écrier: non! L'Art (avec un grand A) n'est pas assimilable au vulgaire de la consommation quotidienne. Passe encore de considérer l'achat d'un disque de Céline Dion ou d'un roman d'Amélie Nothomb à un geste de "consommation" banal, un simple divertissement (ceci est un point de vue éditorial). Mais l'Art, le vrai, le grand, le transcendant? Nous croyons qu'il existe un art noble, hors de la sphère de la consommation et de la logique marchande.
Claes Oldenburg Two Cheesburgers, with Everything (1962), MoMA
Et pourtant. Pourtant que ce soit de l'achat d'un disque de Céline ou de celle d'une entrée au musée qui nous permette d'admirer un chef-d'œuvre de Van Gogh, nous sommes en présence d'un acte commercial aussi banal que de celui de l'achat d'un hamburger. Ce qui permet à l'État ou aux publicitaires de parler de "consommation culturelle."
Qu'est-ce qui les distingue donc, si tant est le cas?
Prenons le cas du hamburger. Celui des fast-foods à la McDonald's. Leur consommation obéit, si l'on en croit mes confrères économistes, à une logique de l'offre et de la demande: les McDonald's de ce monde offrent des hamburgers possédant des qualités X, à un prix Y via un canal de distribution Z (largement médiatisé par un appareil publicitaire et communicationnel). Les consommateurs de hamburgers acceptent de passer par ce canal Z et de payer le prix Y parce que les qualités Z du hamburger comblent leurs besoins.
L'achat d'un disque de Céline, d'un roman de Nothomb mais aussi celui d'un droit de contemplation d'une toile de Van Gogh ou l'écoute d'une œuvre de Schönberg ne répond-il pas également à la loi de l'offre et de la demande, subordonnée aux mêmes variables X, Y et Z?
Formellement, oui. À une nuance près, et de taille: la nature du "besoin" comblé par cette consommation. Un des postulats explicites de la théorie de l'offre et de la demande réside dans un principe très simple: le consommateur demande une chose qu'il consommera et le marché, les fournisseurs de biens et de services, les lui fourniront. Mon besoin: j'ai faim, je désire manger. L'offre qui comblera cette demande: quelqu'un qui me fournira de quoi me nourrir.
Il peut y avoir des contraintes corollaires, financières, par exemple (je n'ai pas beaucoup d'argent) ou culturelles (la publicité influence mon comportement). Du coup, je choisirai d'aller manger un hamburger chez McDonald's.
Jusqu'à maintenant, cela fonctionne. Nous pourrions, ainsi, déterminer que j'ai le besoin d'être apaisé par une chanson d'amour, question d'essuyer ma peine. Le marché m'offre d'écouter une chanson de Céline Dion qui répond à ce besoin de la même manière que le hamburger comble mon appétit.
Mais ce qui distingue la consommation d'un hamburger à celle d'une œuvre d'art, c'est que, de façon générale, je ne sais pas, avant de l'avoir "consommée," ce que l'œuvre d'art m'apportera. Le hamburger qui est disponible (l'offre) répond à une série de besoins bien connus de moi (la demande). C'est pourquoi la logique de l'offre et de la demande fonctionne avec le hamburger.
Cependant elle ne peut plus fonctionner avec l'œuvre d'art, puisque "on ne désire pas ce qu'on ne connaît pas" (Ovide, L'Art d'aimer, liv. III, 397). Les économistes contournent cet argument en statuant que la demande pour une œuvre d'art est justement la demande pour de l'inconnu, ce qui est partiellement vrai (je ne veux pas connaître le scénario d'un thriller avant d'aller le voir au cinéma). Cette astuce est toutefois insuffisante. L'œuvre d'art n'a pas de marché, proprement dit, par son caractère totalement unique. (Le hasard a voulu que Jean Barbe tienne exactement les mêmes propos dans sa chronique d'hier; cf. Barbe, 2011.)
La consommation d'un hamburger comble un de mes besoins, la contemplation d'une œuvre d'art, non: elle me transforme, elle transforme mon regard sur le monde. C'est l'essence même de l'expérience esthétique (Godard, 2004). En cela, l'expérience esthétique n'est pas assimilable à une consommation. Ni à l'acquisition de connaissances. Même si elle en partage certains traits caractéristiques, l'expérience esthétique transcende l'apprentissage et le divertissement – elle est un agent de changement personnel, spirituel et social. L'expérience esthétique est civilisatrice car elle nous permet de dépasser notre réel et notre individualité et ainsi de transcender nos besoins. À la limite, elle s'oppose radicalement à une logique de besoins comblés par la consommation.
Il y aura toujours un "économie des biens culturels" qui a sa logique propre (Bourdieu 2011; Evrard 1999) – y incluant (surtout) une consommation du divertissement. Lesquels peuvent nous surprendre, nous étonner, comme un restaurant peut m'offrir une recette de hamburger inédite qui m'étonnera et me plaira.
Mais nous ne pouvons anticiper les transformations profondes que l'expérience esthétique nous apportera de la même manière que nous anticipons ce en quoi nos besoins seront comblés par la consommation d'un hamburger. Parce que nous ne savons pas ce que l'expérience esthétique d'un prochain Van Gogh, Schönberg, Marie Chouinard ou Saramago opérera comme transformation en nous, par définition. L'inverse serait une contradictio in terminis. Le hamburger se consomme; l'expérience esthétique ne se consomme pas: elle se vit.
Références
Barbe, Jean [2011, en ligne], À bas les étoiles Canoë, 17 mars 2011 (Page consultée le 17 mars 2011.)
Bourdieu, Pierre [2011, en ligne] ART (Aspects culturels) La consommation culturelle in : Encyclopædia Universalis (Page consultée le 13 mars 2011.)
Evrard, Yves (1999), « Les spécificités des activités culturelles, » Les Échos – L’art du marketing.
Godard, Henri (2004), L’expérience existentielle de l’art, Paris : Gallimard.
Macdonald, Nancy [2010, en ligne] Canada’s smartest cities 2010 Maclean's, 20 mai 2010 (Page consultée le 13 mars 2011.)
Statistique Canada (2004), Cadre canadien pour les statistiques culturelles, Ottawa : Statistique Canada (No 81-595-MIF2004021).
Vous écrivez:
"Le marché m'offre d'écouter une chanson de Céline Dion qui répond à ce besoin de la même manière que le hamburger comble mon appétit."
J'ai relu cette phrase plusieurs fois. Eût-elle été plus courte, je vous aurais cité sur mon fil Twitter. Ça résume parfaitement Céline Dion. Et McDonald's. Génial!
Rédigé par : www.machinaecrire.com | 18/03/2011 à 18:35
L'expérience esthétique se vit, certes, et manger aussi se vit, en fait. Et pour qu'une expérience esthétique permette une ou des transformations, il faut qu'on y retrouve quelque chose d'intéressant, ce qui n'est pas toujours le cas.
Mais ce quelque chose d'intéressant change pour chacun, parce que notre intérêt est bien cordé sur nos besoins justement. Besoin de douceur, de beauté, d'apprentissage, d'émotions fortes, de rire, de rêve, besoin d'aimer, besoin de fuite. Des besoin intrinsèques, comme celui de manger, sauf que beaucoup moins reconnu. Et si il fallait leur donner une véritable place à ces besoins, ça rendrait non seulement les économistes mais l'économie elle même bien mal à l'aise.
Il y a aussi quelque chose de bien québécois dans cet article, quand on sait qu'ici on se rebute facilement à payer quoique ce soit pour l'art, ne serait-ce qu'un 5$ d'entrée, en portant le double discours (stérile?): l'art est inutile/l'art est au-dessus de tout ça.
Pas d'accord. L'art est avec nous, fait parti de nous, et c'est bien sa consommation, comme celle de toutes choses, qui nous transforme, et le transforme. Ce qui transforme, c'est l'humain.
Rédigé par : Map | 18/03/2011 à 11:56
Je veux bien « vivre » l'esthétisme en pensant avoir accès à une émotion « contemplative riche », mais la première fois que j'ai goûté à un burger McDonald's, je n'avais aucune idée de la sensation « digestive chiche » qu'il me procurerait...
De la même manière, la prochaine fois que je voudrai voir l'œuvre de Claes Oldenburg au Moma, je saurai exactement quel feeling elle me procurera, quel arrière-goût elle me laissera. J'aurai tout de même envie de consommer visuellement l'œuvre X en payant Y au musée qui m'offre Z.
L'art malheureusement, selon moi, se consomme comme un hamburger. Certains en deviennent accro, mais d'autres, malheureusement, préfèrent jeûner ou manger bio.
Rédigé par : Edgar Strabéri | 18/03/2011 à 09:51