L'œuvre de Damien Hirst n'a aucune valeur
Il y a quelques jours, un incendie a sérieusement endommagé une grande galerie d'art commerciale de Montréal, la galerie Valentin. Les médias ont relaté que les pompiers avaient réussi à sauver des flammes des dizaines d'œuvres des plus grands peintres classiques québécois (Riopelle, Borduas, Fortin, Lemieux, Leduc), en soulignant à grands traits qu'ils représentaient une valeur de "plusieurs millions de dollars." Lorsqu'il est question d'arts visuels dans les médias, la question de la valeur monétaire intervient souvent très rapidement.
Dans la première édition de cette chronique, j'écrivais que le travail des artistes a une valeur qui n’est pas économiquement quantifiable, ne l’a jamais été, ne le sera jamais et n’a pas à l’être, malgré le système marchand dans lequel il s'inscrit. Pourtant, il y existe un "marché de l'art", des œuvres sont vendues par des artistes et des galeristes, on retrouve une étiquette de prix au bas des toiles, il existe des catalogues recensant la "cote" des artistes, etc. "For the Love of God" de Damien Hirst a été vendu pour 50 millions de £ en 2007 (environ 80 M $ aujourd'hui). "Hanging Heart" de Jeff Koons, pour 23,6 millions de $ la même année.
L'œuvre d'art peut donc avoir une valeur monétaire, un prix. Lorsque je dis que la production artistique n'est pas économiquement quantifiable, je pose un jugement de valeur, et non pas une opinion économique. Il y a pourtant une réflexion "purement" économique à la valeur d'une œuvre d'art, considérée comme marchandise.
Le prix d'une marchandise peut être analysé de deux façons: objectivement ou subjectivement. La valeur monétaire d'une marchandise objective est basée sur le coût (matériaux et travail) nécessaire à la production de l'objet. C'est la vision dite "classique" - celle de Adam Smith et de Karl Marx. La valeur subjective, elle, repose que sur ce que l'objet apporte à celui qui l'achète: les économistes l'appellent "utilité". Comme acheteur je suis prêt à débourser un montant donné pour avoir la jouissance de cet objet. Pour un économiste, cette jouissance, c'est l'utilité - ce que m'apporte la propriété de l'objet en termes de plaisir, de bonheur, de bien-être. Ainsi, je puis considérer que payer 1000$ pour une banane bleue qui clignote dans le noir est tout à fait légitime, si je considère que ce montant vaut le bien-être de cette propriété. Ainsi en est-il de posséder "Hanging Heart" de Jeff Koons pour lequel j'ai déboursé près de 24 millions de dollars.
Mais ces deux grilles d'analyse sont insuffisantes pour bien cerner la problématique du prix et de la valeur. Même si l'œuvre d'art est donc à certains égards une marchandise comme une autre, sujette à la spéculation et à des variations de valeur importantes. Mais, en tant que marchandise, elle se distingue sur deux plans: elle est unique et elle ne sert à rien. Il est impossible de comparer deux œuvres sur la base de critères purement objectifs.
On peut, par exemple, comparer la performance de deux ordinateurs, et ainsi estimer si une éventuelle différence de prix en vaut la peine. Par contre, peut-on comparer "Impression, soleil levant" et "Ceci n'est pas une pipe"? Assurément pas sur des critères objectifs (ou si peu - le choix des matériaux, le temps nécessaire à leur réalisation). Ce sont des critères subjectifs qui seuls nous permettent de comparer ces deux œuvres, en recourant à une notion du Beau, en estimant l'importance historique de chacune d'entre elles, en les comparant à l'ensemble de la démarche de l'artiste ou de sa place dans un courant artistique, etc.
Mais aucun de ces critères ne permet de faire une comparaison de la valeur monétaire des deux objets, comme c'est le cas avec un ordinateur. Car elles sont uniques et n'ont pas d'utilité objective.
Donc, techniquement, une œuvre d'art n'a pas et ne peut pas avoir de valeur marchande. Et pourtant elle en a, toujours. Outre le désir de l'acheteur, qui n'a pas à être rationalisé (pas plus pour une œuvre de Damien Hirst que pour une banane bleue qui clignote dans le noir), il y a complexe réseau culturel, symbolique et marchand qui explique le fait que "For the Love of God" se soit vendu pour plusieurs dizaines de millions de dollars.
Dans ce réseau cohabitent et interagissent plusieurs acteurs: théoriciens, universitaires qui posent jugement sur l'importance d'un artiste, d'un courant, dans l'ensemble de l'histoire de l'art. Les critiques, ensuite, relaient, alimentent voire créent un "buzz" (pour utiliser un terme de marketing) autour d'une œuvre ou d'un artiste. Les marchands (galeristes, maisons de vente aux enchères) sont évidemment des acteurs charnières dans ce réseau. Certains galeristes sont passés maîtres dans l'art de faire mousser les ventes d'un artiste (Saatchi à Londres, par exemple). Les musées, salons et festivals influencent également le marché de l'art tout comme les collectionneurs.
Ce réseau complexe s'inscrit dans un Zeitgest, dans l'air du temps et le mouvement des modes, des codes moraux autant qu'esthétiques ou artistiques. Un Zeitgest traversé d'un réseau complexe d'influences et de pouvoirs économiques.
Avec la démocratisation de la connaissance, l'enrichissement de la population et le développement spectaculaire des moyens de communication, ce réseau est en profonde transformation depuis les années '60 (du moins en Occident). D'un réseau relativement stable dans ses institutions, ses cadres de références et ses influences, nous sommes passés à un réseau qui se transforme et au sein duquel les points de gravité d'influence se déplacent très rapidement. Exemple simple et trivial, le web permet à un artiste de s'offrir une vitrine à très peu de frais et de contourner, ainsi, le système marchand (du moins en partie). Plusieurs artistes visuels ont mis en place, au cours des dernières années, un véritable espace marchand parallèle et qui a permis, notamment, l'intégration de formes artistiques autrefois marginales (le street art, par ex.), de prendre une place davantage institutionnalisée, modifiant ainsi complètement les règles du jeu marchand. Le rôle des galeries et des musées se redéfinit par rapport à ce nouveau réseau, que j'appelle l'art en hyper-réseaux - où un hyper-réseau est un "un tissu relationnel qui se constitue autour d'événements, d'enjeux et de co-production qui engagent un ensemble d'agents" tel qu'on le définit en théorie des systèmes complexes (source: Complex System Registry).
Tout n'a pas radicalement changé, bien sûr. Une maison d'encan comme Sotheby's, appuyé par une vaste campagne marketing plus ou moins formelle a été en mesure de faire monter les enchères à des prix stratosphériques pour "For the Love of God". Mais les changements s'opèrent. Pour mieux les comprendre, j'analyserai dans une prochaine chronique cet art en hyper-réseaux.
Mais une chose me semble sûre: avec la sur-marchandisation de l'art, l'écœurement de plusieurs artistes face au système commerçant des galeries, la réalité actuelle de la démocratisation, de l'enrichissement et des moyens de communications, nous assisterons (en partie seulement, évidemment) à un retour à des discussions libérées qui s'appuieront sur des notions classiques de l'esthétique. Et peut-être, du moins est-ce mon souhait, à la libération de l'art et des artistes de ce réseau d'influence hypertrophié du système marchand.
Un retour à la notion " Beauté " face à un oeuvre, entr'autre la place justifiée de la couleur, pour appuyer cette dernière.
Rédigé par : Michel Beaudoin | 05/02/2011 à 07:32