Spéculations sur valeurs
Fin janvier, Christie’s, une des principales maisons de vente aux enchères, annonçait que 2010 avait représenté l’année record de son chiffre d’affaires de ses 245 ans d’histoire. Les ventes réalisées se sont chiffrées à 5 milliards de $US, en hausse de 53% par rapport à 2009. Dire que le marché de l’art et du luxe s’est remis rapidement de la récession est un euphémisme.
Le phénomène des enchères n’est pas très courant au Québec dans le milieu des arts visuels – alors qu’à Toronto mais surtout dans les grandes villes d’Occident (New York, Londres, Paris) il rythme une grande partie de la vie du milieu. C’est en grande partie grâce à des maison comme Christie’s ou Sotheby’s que les Damien Hirst, Jeff Koons, Jean-Michel Basquiat, Richard Prince et autres Chen Yifei sont devenus des super vedettes de l’art contemporain. Et que les prix de leurs œuvres atteignent des sommets stratosphériques.
Illustrated London News, 24 mai 1856
Si le phénomène existe depuis la deuxième moitié du 19e siècle, ça n’est que depuis les années 1980 qu’il a pris l’ampleur qu’on lui connaît et, surtout, qu’il a visé non plus les grands maîtres du passé mes des artistes contemporains vivants. Les « Golden Boys » de Wall Street ont largement contribué à ce phénomène, à l’époque, trouvant dans l’acquisition d’œuvres d’art coûteuses un vecteur de prestige social. Des entreprises spécialisées dans le suivi du marché de l’art contemporain se sont multipliées, telle artprice.com l’une des principales de sa catégories, qui recensent le prix des œuvres comme d’autres celui des denrées alimentaires ou des métaux.
Lesquelles ont confirmé que depuis 30 ans, le marché de l’art contemporain vit une ère de spéculation sans précédent voire connaissent des épisodes de « bulles » spéculatives similaires à celles qu’ont connu les industries des technos au tournant des années 2000 ou de l’immobilier en 2008 aux États-Unis (Asher 2009). Le journaliste britannique Ben Lewis, qui a beaucoup écrit sur la spéculation en art contemporain (cf. Lewis 2009) a réalisé pour la BBC en 2009 un fascinant documentaire: « The great contemporary art bubble. »
Les ventes aux enchères favorisent la spéculation, pour des raisons bien éloignées à la fois des qualités artistiques des œuvres aussi bien que de toute logique économique « rationnelle.» Comment expliquer que l’an dernier, les dix « meilleurs vendeurs » en art contemporain aient accumulé conjointement des ventes de plus de 140 millions €, soit environ 190 M$ (Artprice 2010, p.64)? Chacun d’eux ayant vendu pour plus de 5 M€… Sur ces dix, deux seuls sont morts (Jean-Michel Basquiat – le champion avec des ventes de plus de 30 M€ – et Martin Kippenberger). Inutile de rappeler que traditionnellement c’est généralement une fois morts que la cote des artistes prend de la valeur (Van Gogh en est l’exemple classique).
Ainsi, des œuvres comme « For the Love of God » (Pour l’amour de Dieu) de Damien Hirst, ce crâne fait de platine et de diamants, se vendent à des prix défiant toute logique – 50 M£ en l’occurrence. La vente de cette œuvre a créé toute une commotion (il s’agirait du plus haut prix payé pour une œuvre d’un artiste vivant). Mais surtout, elle est emblématique de l’effervescence hystérique autour du marché de l’art contemporain – il suffit de lire les recensions de l’époque pour s’en rendre compte. D’autant que les journalistes Owen et Dunbar (2007) du Daily Mail ont prétendu très tôt qu’elle était faussée – « arrangée avec le gars des vues, » ce qui semble confirmé (Asher 2009): Hirst aurait lui-même, avec son agent de la White Gallery, Jay Jopling, notamment, formé un consortium pour acheter l’œuvre et ainsi se donner à lui-même une cote inégalée.
Cette anecdote en dit long sur l’importance qu’on accorde à la valeur monétaire, au prix, d’une œuvre d’art. Comme plusieurs commentateurs l’ont remarqué (cf. Thornton 2008), le prix payé pour une œuvre devient un critère d'évaluation plus important que la valeur esthétique de l’œuvre elle-même. C’est ce qui motivait les « Golden Boys » de Wall Street dans les années 1980: une consommation ostentatoire qui révèle le statut social de l’acheteur. Les économistes ont un terme pour cela, « l’effet Veblen » du nom d’un sociologue et économiste qui a identifié à la fin du siècle une mécanique simple: plus un bien de luxe atteint un prix élevé, plus il est désirable.
Cet « effet Veblen » illustre parfaitement ce qui se déroule lors d’une vente aux enchères: on donne de la valeur à la possession d’une œuvre d’art qui atteint un prix élevé. Alors que ce devrait être la valeur intrinsèque de l’œuvre qui détermine son prix, c’est plutôt l’inverse qui opère. Lorsque le marteau du commissaire-priseur heurte trois fois son marteau contre le « tas » (nom du petit socle), concluant une enchère, le prix de l’œuvre devient sa valeur (Thompson 2008, p.178). C’est la loi du marché qui fixe ainsi la valeur (au sens esthétique du terme) de l’œuvre, comme dans tout processus spéculatif : « Comme tous ces montages financiers basés sur des créances douteuses, l’art contemporain n’a pas de valeur fondamentale. Il n’a de valeur que ce qu’en détermine le marché » (Lewis, 2009)1.
Rien de nouveau sous le soleil. Warhol dans les années 1970 avait déjà mis le doigt sur cette réalité (et en avait profité): « J’aime l’argent sur les murs. Disons que vous désirez acheter une peinture à 200 000 $. Je pense que vous devriez plutôt prendre cet argent, en faire un paquet, et l’accrocher au mur. Lorsque quelqu’un vous visitera, la première chose qu’ils verront est l’argent sur vos murs » (Warhol 1975, pp.133-4)2.
La valeur esthétique de l’œuvre d’art devient soluble dans le jugement du marché et de la loi de l’offre et de la demande. C’est le marché qui porte le jugement esthétique final (Thornton 2008, p.37). Les institutions jadis garantes d’évaluer la portée esthétique d’une œuvre d’art sont ainsi détrônées par l’argent: « Aujourd’hui, ce ne sont ni les académies officielles – certainement pas les écoles d’art –, ni l’église, mais plutôt les institutions du marché qui exercent une influence dominante sur l’art » (Timms 2004, pp.48-9)3.
Damien Hirst – toujours lui ! – n’est pas dupe, puisqu’il nourrit cette dynamique. Lors de la présentation de son œuvre « Some Comfort Gained from the Acceptance of the Inherent Lies in Everything » (Un certain réconfort acquis de l’acceptation des mensonges inhérents à toute chose) à la Gagosian Gallery en 1996 (deux vaches scindées en douze morceaux flottant dans le formol), il répond à qui lui demande la signification du titre de cette œuvre: « the work is worth a lot of money » (cette œuvre vaut beaucoup d’argent) (Thompson 2008, p.184).
Cette logique marchande et spéculative occulte en grande partie la vérité de l’art. Mais le délire des « Golden Boys » qui cherchent à se valoriser socialement par l’acquisition d’œuvres à grand prix autant que la participation active d’artistes dans cette mécanique peut, à l’inverse, permettre un juste retour des choses à la vérité de l’œuvre d’art. On ne sortira probablement jamais l’art de la logique du marché (du moins tant que le capitalisme marchand vivra) et cela n’est à mon avis pas souhaitable mais ce qu’on peut espérer c’est que les artistes, les galeristes et les collectionneurs reviennent à l’authenticité fondamentale de l’œuvre, cette démarche qui cherche à créer un langage pour dire à la fois la beauté et la tragédie du monde – une révolte contre l’impuissance du discours existant.
« Tout le monde est contraint de trouver de l’argent pour vivre. Personne n’est obligé d’écrire. Cette absence de contrainte apparente plus l’écrivain à un enfant qui joue, qu’à un homme qui travaille - même si ce jeu est nécessaire à la vie pour continuer d’être vivante. S’il y a un lien entre l’artiste et le reste de l’humanité, et je crois qu’il y a un lien, et je crois que rien de vivant ne peut être créé sans une conscience obscure de ce lien là, ce ne peut être qu’un lien d’amour et de révolte. C’est dans la mesure où il s’oppose à l’organisation marchande de la vie que l’artiste rejoint ceux qui doivent s’y soumettre : il est comme celui à qui on demande de garder la maison, le temps de notre absence. Son travail, c’est de ne pas travailler et de veiller sur la part enfantine de notre vie qui ne peut jamais rentrer dans rien d’utilitaire. » (Christian Bobin, L’épuisement, Cognac : Le temps qu’il fait, 1994, p.47.)
Références :
Artprice (2010), Le marché de l’art contemporain 2009/2010 : le rapport annuel, Artprice, Paris : Artprice.
Asher, Lani (2009), « The great contemporary art bubble » Art Pratical [en ligne], vol. 1, no. 15
Lewis, Ben (2009), « How the contemporary art bubble burst, » The Times, Londres, 13 mai.
Owen, Glen et Polly Dunbar (2007), « Did Damien Hirst really sell diamond skull for £50m? » Daily Mail, 9 septembre.
Thompson, Don (2008), The $12 million stuffed shark : the curious economics of contemporary art, Toronto : Anchor Canada.
Thornton, Sarah (2008), Seven days in the art world, New York : Norton.
Timms, Peter (2004), What’s wrong with contemporary art ? Sydney : University of New South Wales Press.
Warhol, Andy (1975), The philosophy of Andy Warhol (From A to B and back again), San Diego : Harcourt Brace Jovanovitch.
1. « Like all those packaged-up bundles of bad debts, contemporary art had no fundamental value. It was worth just what the market said it was worth. »
2. « I like money on the wall. Say you were going to buy a $200,000 painting. I think you should take that money, tie it up, and hang it on the wall. Then when someone visited you the first thing they would see is the money on the wall. »
3. « Today, it is neither the official academies – certainly not the art school – nor the church, bur rather the institutions of the market that exert the dominating influence on art. »
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