Les arts visuels, ça sert à quoi ?
À rien.
photo : Élise Desaulniers
Vraiment. Les arts visuels sont inutiles. Pourquoi poser cette question ? Parce que les arts ont été entretenus historiquement par le Prince. C'est l'État qui permet généralement aux créateurs d'exister. Il y a peu, c'étaient les Princes italiens, français, flamands, chinois, anglais et autres, qui permettaient aux artistes de créer des œuvres, souvent pour glorifier leur pouvoir politique. Maintenant, ce sont les programmes de subventions, d'intégration de l'art aux édifices publics et les crédits d'impôts à l'acquisition d'œuvres.
Donc, si le Prince décide de subventionner l'art c'est qu'il doit être utile, il doit apporter quelque chose à la société, être utile. Pis: avoir une valeur économique.
C'est ce que prétend le gouvernement du Canada. Le ministre du Patrimoine du Canada, ayant à son actif de nombreuses décisions cherchant à valoriser les beaux-arts, nous rappelle constamment l'importance de monétiser l'art, et particulièrement les arts visuels. En effet, j’ai déjà relaté son idée de couper le financement de l’État d’urgence de l’Action terroriste socialement acceptable, quelques jours avant le début de l’événement, parce qu’il ne correspondait plus aux attentes du ministère en termes de « retour sur investissement. » Dans la même veine, le même ministre avait chamboulé le financement d’événements culturels majeurs en début d’année – ce qui avait eu comme conséquence, notamment, de couper le financement historiquement accordé aux FrancoFolies de Montréal, quelques semaines avant le début de l’événement, au profit du Canada’s Largest Ribfest de Burlington, ou du Rodéo du camion de Notre-Dame-du-Nord; j’en parlais ici.
Si le pouvoir (étatique, économique, culturel) a cherché de tout temps à donner à la production artistique une valeur, c'est qu'elle peut lui être utile. En disant que l'art ne sert à rien, est inutile, je donne au mot "utile" un sens précis, celui de l'utilitarisme: un objet utile a une valeur économique, peut donc être échangé comme marchandise et doit avoir un prix. L'œuvre d'art est ainsi assimilée à une marchandise semblable aux autres. Et ce sont les relations de pouvoir qui déterminent ce jeu: l'État subventionnaire, les galeries d'art, les musées, les collectionneurs, les critiques et théoriciens de l'art, les commandites des grandes entreprises, etc.
Dans une récente entrevue fort intéressante, la comédienne québécoise Anne Dorval disait: "les artistes ne servent à rien, ce n'est pas comme le pétrole ou quelque chose comme ça, (...) s à la base un artiste ne sert à rien, rien qui soit rentable."
Voilà le maître-mot: rentable. Dans notre société où règne sans partage la marchandise, il est difficile d'échapper à la rentabilité. C'est exactement ce que le ministère du Patrimoine affiche sans détour: les subventions aux institutions artistiques doivent avoir un "retour sur investissement." On arguera que cette rentabilité peut être mesurée en termes non économiques: visibilité du pays à l'étranger, développement des arts en région, etc. Mais cela n'est que rhétorique: au final, on applique une logique économique (voire comptable) à l'évaluation de l'œuvre d'art.
Cela crée, de plus, un dommage collatéral supplémentaire (j'y reviendrai plus longuement dans une chronique ultérieure): puisqu'on cherche à évaluer la rentabilité, on cherche à évaluer la rentabilité d'un objet, d'une marchandise ou d'un événement. On annihile donc (ou du moins on fait passer au second plan) l'œuvre au sens profond du terme: la démarche évoluant dans le temps de l'artiste, qui construit un sens, un langage, une réflexion. On ne s'intéresse qu'à une accumulation d'objet, de prestations, d'événements, en oubliant l'ampleur et l'étendue de l'œuvre.
Qu'on ne se méprenne pas: il n'y a pas que le méchant ministère du Patrimoine du Canada qui est responsable de tenir un tel discours, d'avoir une vision utilitariste et réductrice des arts (notamment visuels): les collectionneurs, les galeristes, les critiques, les théoriciens de l'art, les jurys de toute nature, par leurs connaissances et le prisme de leur compréhension imposent à la démarche artistique une valeur - geste qui est bien évidemment aussi une forme de pouvoir.
En cherchant à démonter les mécanismes de pouvoir économique, politique, culturel et social sous-jacents au milieu des arts visuels, je postule que nous devons:
- reconnaitre que les artistes et les créateurs de toutes disciplines nous permettent non pas le divertissement et l’évasion (quoiqu’ils le puissent, aussi), mais surtout de nous en apprendre plus sur nous-mêmes, notre monde et celui que nous désirons bâtir;
- comprendre collectivement que les arts sont une source de civilisation – au sens où la civilisation est un liant commun permettant de dépasser nos petites réalités individuelles;
- affirmer que l’apport des artistes dans la Cité dépasse largement leur démarche individuelle mais est au cœur de notre développement communautaire, politique, social et spirituel.
- admettre que le travail des artistes a une valeur qui n’est pas économiquement quantifiable, ne l’a jamais été, ne le sera jamais et n’a pas à l’être, malgré le système marchand des galeries commerciales, des galas, et des disques platines.
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Cette chronique cherchera à mettre en lumière ce qui se cache sous le tapis du milieu des arts visuels: économie, politique, pouvoir et violence symbolique. Débusquer, scruter et analyser les relations d’influence et de pouvoir tissées entre les divers acteurs du monde des arts visuels. Amener les artistes et intervenants autant que le public intéressé par les arts visuels à questionner les interrelations politiques, économiques et sociales du milieu.
Mon postulat de départ est donc que l'art ne sert à rien, ni n'a aucune valeur marchande. L'art n'a de valeur que celle que le participant lui donne - participant étant entendu ici comme l'amateur, le spectateur, le témoin de l'œuvre.
"Sous le tapis" a donc un parti pris pour l'œuvre, son sens et son rôle civilisateur. Et une dent contre la marchandisation, l'utilitarisme et le détournement de l'œuvre au bénéfice du pouvoir, quelqu'en soit la forme.
Note: ce texte est tiré en partie d'un billet publié sur mon blog personnel, Visions d'aurore.
Bonjour Ianik,
Vous avez une façon remarquable
de parler de l art.
C est simple, beau, précis
Félicitations
Et merçi pour la leçon d histoire
Magnifique
Ronald Belanger
www.artbelanger.com
Rédigé par : ronald belanger | 06/04/2011 à 16:54