Sophie Jodoin : la part manquante
par Claire Moeder
À l’invite du centre OBORO, Sophie Jodoin a conçu l’exposition Tant de morts pour si peu. Réalisées entre 2008 et 2010, les œuvres déclinent diverses images en suspens. Échappant sciemment à tout repère temporel ou spatial, elles produisent une mémoire impossible de la guerre et de ses souffrances.
Au sein de l’exposition d’OBORO, chaque œuvre se tient dans la singularité de son espace, sans contamination. Loin de l’évidence du spectaculaire, l’exposition offre un jeu subtil de respiration et de vide nécessaires entre les différents formats, allant de l’image unique et isolée (Before) aux multiples dessins qui forment un quadrillage courant le long du mur (Small Dramas & Little Nothings). Face à eux, la vidéo Shooter rejoue l’une des figures enfantines présente à plusieurs occurrences dans le travail de l’artiste. Avec cette œuvre, Sophie Jodoin se tourne vers l’image en mouvement, qu’elle associe à une durée et une trame sonore.
Esthétique du fragment
Small Dramas & Llittle Nothings constitue une séquence de 87 dessins et collages de petits formats. L’artiste a composé des corps déstructurés, tronqués ou amputés à partir d’un répertoire de formes et de fragments minutieusement collectés. Peuplée de personnages anonymes, la série déploie une représentation enfouie et latente de la violence.
Sophie Jodoin se saisit de différentes sources d’images et développe des processus combinatoires. Elle assemble ainsi un divers organisé à partir de photographies extraites de la presse et d’archives personnelles, de dessin et de pochoir. Le dessin, ainsi associé au collage, devient un support susceptible de subir toutes sortes de manipulations, de détériorations ou de modifications. L’artiste crée un jeu subtil de montage, par le biais de découpe, de fragmentation ou d’oblitération de certaines parties de l’image. La représentation met ainsi en jeu des corps disparates, souvent réduit à des ombres ou des silhouettes, et dont le visage est tronqué.
Omission volontaire
Les procédés d’effacement ou d’omission partiels que l’artiste explore, offrent une esthétique –à la fois silencieuse et douloureuse– de la disparition, à l’image de l’œuvre augurale de l’exposition (You have to kill a whole to get a little). Sophie Jodoin élabore ainsi une composition hybride et ambiguë du corps où le portrait est rendu impossible. L’œuvre agit à la manière d’une métaphore visuelle, où elle prend une portée simultanément collective et intérieure. En bannissant notamment tout signe distinctif, le drame est ici replacé au plus près de l’anonyme.
Chacune des stratégies de montage, de collage et de juxtaposition développée par l’artiste joue de la mémoire collective et de l’évocation d’images symptomatiques de la guerre. Les œuvres de Sophie Jodoin ne sont pas pour autant des images ostensives. Elles font figures de retranchements ou d’ellipses visuelles qui se refusent à toute dénonciation manifeste. Sous la forme de ces traces résiduelles, les figures humaines apparaissent comme des reliquats sensibles de la souffrance. Laissant en suspens la véracité des faits, les œuvres se maintiennent dans l’interstice entre réel et fiction : elles trouvent ainsi un pouvoir d’évocation de l’irreprésentable.
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