Emmanuel GALLAND, François LALUMIÈRE :
Retourne-moi / Invert Me Out, Galerie Articule, Montréal
2 juillet - 1er août 2010
par Alexandre Nunes, dans ESPACE #94 Hiver 2010-2011
Il y a des jours comme ça où, poussé par un élan soudain de courage, on se rend à la quincaillerie du coin chercher les outils nécessaires à la mise en œuvre de notre projet - décaper et repeindre cette fameuse commode qui traîne sur le balcon depuis des mois. On constate à notre arrivée sur les lieux que la devanture a changé, que la vitrine n'est plus la même. La couleur a disparu, les lettres se sont volatilisées, on a peine à lire l'écriture de l'enseigne « erutniep », tout nous semble inversé et un sentiment de vertige nous envahit, alors qu'on tente infructueusement d'ouvrir la porte d'entrée du magasin. Qu'est-il arrivé à Peinture Miller de la rue Fairmount ?
Tel un détective à la recherche d'indices dans un décor factice fait de carton-pâte, on s'aperçoit en regardant de plus près qu'on s'est trompé et qu'on se trouve en réalité devant la Galerie Articule qui a été transformée pendant la période estivale en une copie quasi conforme de Peinture Miller, située tout juste à côté. Sur le mode du test de Rorschach ou comme dans un effet mirroir, les deux magasins se dédoublent dans une réflexion presque parfaite, la structure de l'édifice dont ils font partie étant symétrique. Par la mince ligne qui les sépare s'opère un décalage entre ce qui est de l'ordre du patrimoine et de sa préservation, de l'original et de la copie, du familier et de l'étrange, de la vérité et du leurre. Recouvertes de Duct Tape blanc, marques, inscriptions et couleurs disparaissent des gallons de peinture et des outils qui remplissent la vitrine de la galerie – par ailleurs vacante - pour ne laisser place qu'aux souvenirs qu’on peut en avoir. Confronté à cette « blancheur », le spectateur est convié à se prêter au jeu de reconstituer les éléments manquants en parcourant les deux vitrines dans un va-et-vient continuel.
Travaillant en duo pour l’occasion, François Lalumière et Emmanuel Galland questionnent avec Retourne-moi / Invert Me Out l'image identitaire d'Articule et de Peinture Miller. Le projet rappelle Twins que ce dernier a présenté à la Galerie B-321 en 1997, où il explorait la notion de jumeaux presque identiques par le biais de personnages génériques qui se ressemblaient plus ou moins. Pourt sa part, François Lalumière a publié en 2008 un catalogue dans le cadre de son exposition « CONTREBANDE / CONTRABAND », présentée à la galerie VAV de l'Université Concordia. On pouvait y voir l’une de ses œuvres, intitulée Tree Planting, un assemblage vertical fait de plusieurs pièces dont les formes font penser à des bûches faites à partir de journaux récupérés, roulés et recouverts de ce qui s’avère son matériau de prédilection, le ruban adhésif (Duct Tape). À travers les arts décoratifs, les motifs primitifs, les iconographies autochtones et l’abstraction géométrique, il s'interroge sur l'usage cyclique que nous faisons des objets du quotidien dans notre société.
Avec Retourne-moi / Invert Me Out, les deux artistes élaborent une œuvre in situ qui « résonne » au-dehors du centre d'artistes. Par l'emploi de matériaux recyclés, ils empruntent à la photographie, à la sculpture et au collage, reproduisent et répètent aussi fidèlement que possible les objets, logos, enseignes et autres détails qui composent la vitrine de Peinture Miller, modifiant par le fait même et de façon subtile, le visage du quartier Mile End. Les résidents, les passants et les commerces environnants (Tredici3, Peinture Miller et Dépanneur Delphi) réagissent de diverses manières à ces changements de leur paysage quotidien. Le responsable de Peinture Miller a d'ailleurs manifesté son appui et son intérêt tout au long de l'intervention, fournissant peinture et matériaux aux artistes.
« Les commerçants, de dire Emmanuel Galland, deviennent nos médiateurs, nos porte-parole : ils expliquent à leurs clients ce qui se passe ». Sourire en coin, certains d'entre eux s'arrêtent pour observer longuement les fausses structures jumelles, d'autres prennent des photos à l'aide de leur téléphone cellulaire, prolongeant ainsi la vie de l'œuvre dans une toute autre sphère, celle du monde virtuel. À cet égard, l'installation fait un clin d'œil à Street View de Google, cet outil qui permet de naviguer virtuellement dans les villes du monde en observant les rues sous un angle de 360 degrés. Durant plusieurs semaines, Galland et Lalumière auront induit en erreur des internautes qui auraient potentiellement pointé le 262 et le 274 de la rue Fairmount Ouest à Montréal, confondant ainsi les images captées préalablement et offertes sur Internet par Google à l'apparence actuelle des deux établissements maintenant transformés en doubles presque parfaits.
Les artistes se font aussi « peintres du dimanche », dans le cadre d'une performance qui viendra clore la dernière phase de leur projet. Peignant de bleu-CRUM1 la façade de Peinture Miller, ils s'approprient deux fois plutôt qu'une ce commerce centenaire où plusieurs générations de clients y ont fait du négoce. À cela viendra s'ajouter une vidéo documentant la prestation finale, réalisée et montée en accéléré par l'artiste Nathalie Bujold.
En braquant ainsi le projecteur sur Articule et Peinture Miller, Emmanuel Galland et François Lalumière nous apprennent à voir ce qui, avec le temps, était devenu invisible à nos yeux. Ils nous font prendre conscience qu’il est question ici non seulement d’appropriation des deux commerces mais également de l’ensemble du bâtiment qui les abrite. Avec Retourne-moi / Invert Me Out, c'est aussi, d’après les artistes, la non-concordance exacte du titre français et anglais qui est mise de l'avant. Leur souhait : que le spectateur lève à nouveau la tête et re-découvre son environnement et une partie de son patrimoine architectural qu'il avait jadis oublié.
Note : 1. Bleu-CRUM fait référence à la couleur que Le Centre de Recherche Urbaine de Montréal (CRUM) a utilisée pour repeindre la façade d’Articule lors d’interventions permanentes in situ au cours de 2009-2010.
Alexandre NUNES est un artiste en arts visuels. Il poursuit présentement un Majeur en Sculpture à l’Université Concordia et travaille pour le magazine Espace.
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