Depuis plusieurs années déjà, je me passionne pour l’encadrement. C’est un métier vraiment exigeant. C’est aussi un métier qui demande une discipline qu’on ne saurait imaginer de prime abord: il faut s’effacer devant l’œuvre; le moindre des matériaux utilisés doit respecter des normes strictes pour ne pas porter préjudice à l’œuvre; parfois, la répétition du geste prend l’allure d’un véritable mantra: une couche de gesso, puis une autre, puis une autre, puis une couche de laque, plus dix autres, une feuille d’or, puis cent… tout ça pour obtenir une espèce d’écrin dans lequel l’œuvre se terre et gagne, on l’espère, un supplément d’allure. Mais ce qui motive surtout l’artisan qui s’y adonne, c’est le regard du propriétaire de l’œuvre qui vient en prendre livraison, souvent après plusieurs semaines de couches—séchages—ponçage—re-couches—polissage—brunissage.
Un jour, on m’a apporté, pour ré-encadrement, une série d’œuvres acquises il y a presque quarante ans de cela. La plupart étaient d’artistes que je ne connaissais pas, sauf un très typique Kitty Bruneau. Armé de mes gants de coton, j’ai d’abord sorti les œuvres de leurs vieux encadrements: oh horreur! Les œuvres étaient brûlées par l’acide de mauvais passe-partout, on les avait fixées avec du scotch ou du ruban à masquer, elles étaient maculées de taches d’humidité, quelqu’un avait même pris des notes sur le papier d’une gravure et, comble de l’horreur, on avait replié certains papiers pour faire entrer les œuvres dans des cadres trop petits pour elles. Désemparé, j’ai contacté la propriétaire pour lui faire part de la macabre découverte. Comme elle me priait de «faire ce que je peux», je me suis armé de patience, d’alcool, d’un bon vieux «singe», de pincettes, d’une panoplie de lames, de petits grattoirs puis des essences de bois appropriées, des laques fines et délicates, de papiers japon raffinés et subtils, de mes puantes colles de peau de lapin et de mon capricieux amidon de blé et de toute l’imagination dont la Nature m’a gratifié. En voyant le visage, les yeux brillants, le sourire épanoui et en entendant les «merci» un peu étouffés de la propriétaire, j’ai compris tout l’amour qui se cachait derrière ces œuvres, tous les souvenirs, toute la nostalgie; j’ai même eu droit à quelques confidences tendres qui cachaient des événements tragiques.
Quand on acquiert une œuvre d’art, quand on offre en cadeau une œuvre d’art, c’est à tout ce monde délicat, précieux, riche de sentiments subtils, fourmillant des non-dits de mots parfois trop brûlants pour être dits, de nostalgie future d’instants précieux, c’est à tout ce monde qu’on donne vie. Récemment, mon conjoint et moi avons préparé le cadeau de naissance de notre future nièce. Laca a peint un caneton un tout petit peu maladroit qui risque des pas présomptueux sur un sol inconnu; j’ai pris un temps fou pour façonner le bois du cadre puis on a décidé de le dorer, non pas d’or faux comme on le fait très souvent, mais d’or véritable, précieux, qu’on pose en retenant son souffle. On a nommé le caneton Victoria, du nom de sa future propriétaire. Et on sait parfaitement bien ce qu’on vient de faire; on vient de lui dire, avant même qu’elle naisse, comme elle est précieuse pour nous, comme elle est frêle et délicate, on vient de lui offrir notre disponibilité, on veut qu’elle abuse de notre générosité car la vie qui l’attend recèle probablement bien des sols instables.
S’offrir une œuvre d’art c’est tout ça. Offrir une œuvre en cadeau, c’est toujours tout ça. C’est un peu s’immiscer dans la vie de cette personne qu’on aime; c’est à la fois un peu s’imposer à elle tout en lui laissant la liberté de ranger l’œuvre dans un placard pour un temps, si jamais on la blesse. Offrir une œuvre d’art à quelqu’un, si petite soit-elle, si humble de matériaux ou de facture puisse-t-elle être, c’est aller bien au-delà du cadeau. C’est toujours une déclaration d’amour.
Parfois, on objecte que l’achat d’œuvres d’art c’est onéreux. Quand on sait les sommes faramineuses enfouies dans des babioles de mauvaise qualité qu’on offre à Noël ou aux anniversaires, ça relativise l’investissement! Parfois, on nous dit qu’offrir une œuvre d’art c’est un geste très risqué. Et si le destinataire ne l’aimait pas! Parler d’amour, n’est-ce pas toujours risqué? Et si l’autre ne nous aimait pas autant qu’on l’aime?
je suis heureuse d'avoir pu lire enfin, un texte de Jean, et j'ai été touchée par ses mots... Même si je quitte FB quelque temps, je vous observe, de loin...
Touchée aussi par la plume de l'autre paraphant une toile (et vous me comprenez)je tenais à vous laisser un petit mot...
Bonne chance pour votre expo à venir...
Myriam Didier
Rédigé par : Myriam | 07/11/2010 à 11:33