8 mai au 12 juin | May 8 to June 12
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Mladen Stilinović n’invente rien. À l’ambition de la création et du professionnalisme artistique, il préfère performer la paresse. Alors que dans sa lettre d’amour Stilinović invite l’art à se cacher pour exister librement, dans son « Éloge de la paresse », il affirme qu’il n’y a pas d’art sans paresse. Ainsi, par un travail de décloisonnement mental et par le refus des évidences et des normes établies, Stilinović nous convie à imaginer l’art dans d’autres modalités d’apparition et à le penser en dehors de la productivité, de la performance, de la forme marchande et du succès. Cet artiste, pour qui l’art ne se découvre pas tant dans une œuvre réalisée ni dans une production achevée, remet en question une conception de l’art comme faire et pense un art qui relèverait davantage d’une manière d’être dans le monde. Né à Belgrade en 1947, installé depuis les années 1960 à Zagreb, Stilinović est issu de la mouvance conceptuelle yougoslave dans laquelle il a joué un rôle de premier plan dès les années 1970. Il est l’auteur d’une œuvre complexe et exigeante, mélangeant textes et symboles, mettant en échec les clichés verbaux et visuels de la vie quotidienne qui étaient l’expression la plus forte de l’idéologie à l’époque du socialisme. En 1975, il devient membre du Group of Six Artists qui organisait des expositions-actions dans la rue et collabore, dans les années 1980, au projet Rétro-Avant-Garde avec le collectif slovène IRWIN. Depuis l’effondrement de la Yougoslavie fédérale, son travail porte de manière ironique et paradoxale sur les mythes aujourd’hui dominants tels l’argent, le temps, le travail, le langage ou le pouvoir. Stilinović a exposé ses œuvres autant dans des lieux privés qu’institutionnels notamment à la Galerija Miroslav Kraljevic de Zagreb (2009), à Index - The Swedish Contemporary Art Foundation de Stockholm (2009), au Walker Art Center de Minneapolis (2009), à la 11e Biennale d’Istanbul (2009), au Stedelijk Van Abbemuseum d’Eindhoven (2008), à la Documenta 12 de Cassel (2007), au MSU - Zagreb Museum of Contemporary Art (2006), au MUMOK - Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig de Vienne, au Ludwig Museum - Museum of Contemporary Art de Budapest (2005) et à la Biennale de Venise (2003 et 1995).
Mladen Stilinović invents nothing. He prefers performing idleness to the ambition of creation and artistic professionalism. Where in his love letter, Stilinović tells art to go and hide, the better to exist freely, in The Praise of Laziness, he asserts that there is no art without laziness. Through a process of mental decompartmentalization, denial of the obvious and rejection of established norms, Stilinović invites us to envision art according to other modes of presentation and consider it outside the boxes of productivity, performance, mercantilism and success. This artist, for whom art is not to be discovered not so much in a realized work or in a finished production, challenges conceptions of art as making and connects it more to a way of being in the world. Born in Belgrade in 1947, Stilinović settled in Zagreb in the 1960s. He is associated with Yugoslavian Conceptual art, having played a prominent role in the movement beginning in the 1970s. He is the author of a complex, demanding body of work that merges text and symbols, subverting the verbal and visual clichés of everyday life that constituted the most potent expression of ideology in the Socialist era. In 1975, he became a member of the Group of Six Artists, which organized exhibition-actions in the street, and in the 1980s collaborated on the project Retro-Avant-Garde with the Slovenian collective IRWIN. In the years since the collapse of Federal Yugoslavia, his work has cast an ironic, paradoxical gaze on such dominant contemporary myths as money, time, work, language and power. Stilinović’s works have been shown in private homes as well as in institutional settings including Galerija Miroslav Kraljevic, Zagreb (2009); Index – The Swedish Contemporary Art Foundation, Stockholm (2009); the Walker Art Center, Minneapolis (2009); the 11th International Istanbul Biennial (2009); the Stedelijk Van Abbemuseum, Eindhoven (2008); Documenta 12, Kassel (2007); MSU – Museum of Contemporary Art, Zagreb (2006); MUMOK – Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig, Vienna; the Ludwig Museum – Museum of Contemporary Art, Budapest (2005); and the Venice Biennale (2003 and 1995).
Extrait d’une conversation entre Mladen Stilinović et Ariane Daoust, Zagreb, juin 2009
Ariane Daoust : Êtes-vous paresseux?
Mladen Stilinović : Oui!
AD : Êtes-vous devenu artiste afin de pratiquer librement la paresse? Votre projet Artist at Work (1978) est-il une critique du rôle de l’artiste dans la société et une démystification de l’idée d’un certain professionnalisme artistique?
MS : Je n’ai jamais eu de stratégie ni d’intention arrêtée par rapport à mon activité en tant qu’artiste. Je vois l’activité artistique comme quelque chose d’« instable ». C’est la liberté de bouger dans toutes les directions qui m’intéresse, la liberté de mouvement dans l’art et la vie.
AD : La paresse, thème récurrent dans votre travail, est paradoxalement une paresse active et une manière d’être positive, un « oui » à la vie. À cet égard, vous affirmez être « un nihiliste absurde, mais pas un pessimiste. »
MS : Oui, tout à fait. C’est une manière d’être qui donne de l’importance à la paresse et au droit d’exister simplement en tant qu’être.
AD : Croyez-vous que les artistes soient fondamentalement paresseux et que pratiquer la paresse soit précisément cette liberté de mouvement qui est inhérente à l’art?
MS : Oui, mais c’est différent à l’Ouest. Les artistes ne sont pas paresseux. Il sont incroyablement occupés à produire, à recueillir de l’argent, à se constituer un réseau de relations, etc. Si un artiste est occupé, cela ne veut pas forcément dire qu’il n’est pas un bon artiste… ou peut-être que oui en un certain sens. Car un artiste très pris, ayant du succès, doit produire beaucoup et donc produire beaucoup de merde. Par conséquent, il ne peut être considéré comme un artiste au sens où la paresse lui est essentielle.
AD : Entendez-vous par là que l’art n’a rien à voir avec la production d’œuvres?
MS : Bien sûr. […] Vous savez, il y a tellement de gens qui méprisent Marcel Duchamp uniquement parce qu’ils ont pour projet de produire de l’art et veulent être considérés comme des producteurs d’œuvres d’art.
AD : Votre activité en tant qu’artiste consiste à dé-symboliser les signes, afin de les vider de toute leur densité idéologique, comme pour les faire paresser. Dans cette perspective, pourrions-nous dire que votre activité est plus décréative que créative?
MS : Oui. La décréation opère par une profonde analyse des choses. Il s’agit de repenser les images, la rue, les idéologies et tout le reste pour trouver la vérité qui se cache derrière eux. Je finis par les reconnaître pour ce qu’ils sont simplement, c’est-à-dire qu’ils ne sont rien, sans idéologie aucune. Le problème est que l’art est porteur de trop de mots et de trop d’histoires. Je préfère les histoires simples et je persiste à croire que ce qui est très important est de moins en moins, pas de plus en plus.
AD : Qu’entendez-vous lorsque vous affirmez que l’art n’est « rien »?
MS : C’est une question délicate. D’abord c’est une question de culture dans laquelle les experts s’attribuent le privilège de décider ce qu’est l’art et ce qui n’en est pas. Mais l’art peut aussi être ailleurs sans toutefois être considéré comme tel. Dans ce cas, l’art n’est rien.
D’autre part, l’art n’est rien parce que c’est une activité sans fin, sans but. Il est très important de comprendre le « rien » et de l’entendre non pas de façon pessimiste mais bien comme une manifestation de la liberté. Liberté au sens de l’art. Si on ne voit pas l’art comme n’étant rien, il devient idéologique et cela n’a pas de sens.
AD : Parlez-moi de votre lettre d’amour à l’art où vous l’invitez à se cacher pour pouvoir rester libre. Pourquoi? Et comment s’incarne un art caché?
MS : Je ne sais pas comment il peut s’incarner. Peut-être à travers la vie. J’ai beaucoup de collègues et amis artistes qui pratiquent l’art en posant simplement des gestes ou des actions sans rien documenter. Cet art non documenté permet d’être libre de toute obligation et, bien entendu, cela est aussi une façon particulière de penser la production.
AD : Vous vous plaisez à poser et à exacerber des paradoxes. D’où cela vient-il? Croyez-vous que quelque chose puisse émerger des paradoxes?
MS : Oui, absolument. C’est une façon de me libérer de toutes contraintes et de pouvoir changer de position en toute liberté. Je veux m’amuser.
AD : Vous différenciez votre pratique de celle de l’art conceptuel de l’Ouest. À cet égard, Boris Groys propose l’expression « conceptualisme romantique » pour parler de l’art de votre région. Qu’en pensez-vous?
MS : Il s’agit tout simplement d’une autre approche de l’art. L’art conceptuel de l’Ouest renvoie à la raison et à la philosophie alors qu’ici il renvoie aussi à la littérature, à la poésie, au langage du quotidien, aux émotions et à bien d’autres choses encore. Cette différence est culturelle et s’explique par une attitude ou un état d’esprit différent. On ne peut pas dire que l’art conceptuel relève de l’esprit romantique ou de la poésie à l’Ouest. Ces mots sont d’ailleurs détestés parce que les artistes conceptuels à l’Ouest sont froids, rigides et innocents.
AD : Selon vous, l’art pourrait-il émerger de l’erreur au sens où, sur le plan étymologique, errare réfère à l’errance ou à la liberté de mouvement?
MS : Absolument. De l’erreur et de la stupidité aussi. Mais stupidement, les artistes ont peur d’être stupides, ils veulent tellement être intelligents.
Excerpt from a conversation between Mladen Stilinović and Ariane Daoust, Zagreb, June 2009
Ariane Daoust: Are you lazy?
Mladen Stilinović: Yes!
AD: Did you become an artist so that you would have complete freedom to practice laziness? Is your project Artist at Work (1978) a critique of the artist’s role in society, and a demystification of the idea of so-called artistic professionalism?
MS: I have never had any strategy or decided intention when it came to my activity as an artist. I see artistic activity as “free shifting.” It’s about the freedom to move in all the directions that may interest me; the freedom of movement in art and life.
AD: Laziness, a recurrent theme in your work, is paradoxically, an active idleness and a positive way of being, a “yes” to life. In this regard, you have said that you are “an absurd nihilist of sorts, but not a pessimist.”
MS: Yes, exactly. It’s a way of being that gives importance to laziness and to the right to exist, simply as a being.
AD: Do you think that artists are fundamentally lazy, and that practicing idleness is precisely the freedom of movement that is inherent in art?
MS: Yes, but it’s different in the West. Artists there aren’t lazy. They are incredibly busy producing, bringing in money, networking, and so forth. An artist can be busy, but that doesn’t necessarily mean he is not a good artist. . . or maybe it does, in a sense. Because an artist who is very occupied, and successful, has to produce a lot, so he’s going to produce a lot of shit. Therefore, he can’t be considered an artist in the sense that laziness is essential to him.
AD: By that, do you mean that art has nothing to do with producing work?
MS: Of course. [. . .] You know, there are so many people who disregard Marcel Duchamp simply because their goal is to produce art and they want to be considered producers of works of art.
AD: Your activity as an artist consists in de-symbolizing signs, so as to empty them of all their ideological density—to make them lazy, if you will. In that sense, can we say that your activity is more decreative than creative?
MS: Yes. Decreation works by an intensive analysis of things. The idea is to rethink images, signs, the street, ideologies and all the rest to find the truth hiding behind them. At that point I understand that they simply are what they are. Nothing more, with no ideology. The problem is that art is laden with too many words, too many stories. I prefer simple stories and it still seems to me that what is important is less and less not more and more.
AD: What do you mean when you say that art is “nothing”?
MS: It’s a tricky question. First of all, it’s a question of culture, in which experts grant themselves the privilege of deciding what is art and what isn’t. But art can also exist elsewhere, without being considered as such. In those cases, art is nothing.
Art is also nothing because it is an activity without end, without a goal. It is very important to understand the “nothing” not in a pessimistic way, but rather as a manifestation of freedom. Freedom in the sense of art. If we don’t see art as being nothing, it becomes ideological, and that makes no sense.
AD: Tell me about your love letter, where you tell art that it should hide in order to remain free. Why? And how would hidden art be embodied?
MS: I don’t know how it can be embodied. Through life, maybe. I have a lot of artist colleagues and friends who practice art simply by making gestures or taking actions without documenting anything. This non-documented art allows one to be completely free of obligations—and, of course, it’s also a particular way of thinking about production.
AD: You enjoy positing and exacerbating paradoxes. Where does that come from? Do you think that something can emerge from paradoxes?
MS: Absolutely. It’s a way of freeing myself of all possible constraints and being completely at liberty to change my stance. I want to have fun.
AD: You make a distinction between your practice and that of Western Conceptual art. Boris Groys has coined the term “Romantic Conceptualism” to describe this kind of art in your part of the world. What do you think of it?
MS: It’s just another approach to art. Conceptual art in the West references reason and philosophy, whereas here it also references literature, poetry, everyday language, emotions and many other things besides. This difference is cultural, and is explained by a different attitude or state of mind. You can’t say that Conceptual art pertains to the Romantic spirit or to poetry in the West. In fact, these words are hated because Conceptual artists are cold, rigid and innocent.
AD: In your opinion, can art emerge from error, since etymologically, the Latin errare means wandering, or freedom of movement?
MS: Absolutely. From error and from stupidity as well. Yet, stupidly, artists are so intent on being smart that they’re afraid of being stupid.
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