NB: Cette chronique est la onzième d'une série de réflexions que je consacre à l'histoire de l'économie politique des arts et de la culture:
Penser l'économie des arts (présentation du projet)
- Le Beau politisé (Platon et Aristote)
- Le paradis sur Terre (la Renaissance et Bernard de Mandeville)
- Les passions partagées (David Hume et le 18e siècle)
- L'artiste contre l'industrie (Adam Smith et l'utilité économique de l'art)
- L'empathie du spectateur impartial (Adam Smith et le partage de l'expérience esthétique)
- Lumières des arts (Turgot et le rôle de l'État)
- Trahit sua quemque voluptas (synthèse sur le 18e siècle)
- Inutilité des beaux arts (Jeremy Bentham)
- Liberté des beaux-arts (John Stuart Mill)
- La mesure du bonheur (William Stanley Jevons)
Pour Marx, on le sait, la religion est l'opium du peuple. Dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), où cette célèbre formulation apparaît, Marx développe pour une des première fois son concept d'aliénation - c'est-à-dire l'état du travailleur qui, dépossédé de ses moyens de production, et n'agit à terme uniquement selon une logique qui le dépasse et qu'il ne contrôle plus. Une logique purement économique qui anéantit sa créativité, rend l'homme étranger à toute chose, voire à lui-même: "Une conséquence immédiate du fait que l'homme est rendu étranger au produit de son travail, à son activité vitale, à son être générique, est celle-ci: l'homme est rendu étranger à l'homme."1
Diego Rivera, El hombre en cruce de caminos, 1934, fresque (détail) Sise dans l'édifice Bellas Artes à Mexico
Dans ce contexte, la religion est un enfumage pour le travailleur: son imaginaire comme son imagerie ne sont qu'illusions destinées à faire supporter au peuple son aliénation, ses souffrances et sa condition de sujétion à l'économie. La religion, ce "soupir de la créature opprimée," constitue un bonheur illusoire:
La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d'un monde sans coeur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple.
Abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c'est exiger son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa situation c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l'auréole.
La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que l'homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu'il rejette les chaînes et cueille la fleur vivante. La critique de la religion détruit les illusions de l'homme pour qu'il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme désillusionné parvenu à l'âge de la raison, pour qu'il gravite autour de lui-même, c'est-à-dire de son soleil réel. La religion n'est que le soleil illusoire qui gravite autour de l'homme tant que l'homme ne gravite pas autour de lui-même.
C'est donc la tâche de l'histoire, après la disparition de l'Au-delà de la vérité, d'établir la vérité de ce monde-ci.2